Portrait
07 novembre 2023

Mario Botta, l’architecte d’aujourd’hui et gardien des mémoires

par Eugénie Rousak


Photo : Eugénie Rousak

Compositeur de la lumière et architecte de la mémoire, Mario Botta joue avec les lignes géométriques et matériaux aux propriétés différentes dans les quatre coins du monde. Profondément ancré dans son époque, il adapte ses réalisations aux besoins de la société et conditions topographiques de la région.

S’il débute sa carrière en conceptualisant des maisons individuelles pour ses amis, lui permettant d’aiguiser son langage, Mario Botta se sent rapidement à l’étroit. Sortant de cette mono-fonction dans les années 80, il prend un virage ambitieux vers l’architecture d’utilisation publique. Depuis, il ne cesse de s’aventurer dans des projets de bâtiments aux fonctions diverses, installés sur les différents continents. Le Musée Tinguely à Bâle, la Cathédrale de la Résurrection d’Évry, la fondation Martin Bodmer à Genève, le San Francisco Museum of Modern Art, Rigi Kaltbad, le siège de Campari à Milan, le musée Bechtler en Caroline du Nord, le campus de la Lu Xun Academy à Shenyang ou encore le Musée d’Art contemporain Watari au Japon, pour ne citer que quelques exemples parmi une pleiade de réalisations, reflétant toute la pluralité de l’âme créatrice de Mario Botta.

Si les affectations diffèrent, la trame de l’architecte tessinois se lit. Utilisation de matières naturelles, formes et lignes géométriques, répétition des rythmes, jeu des vides ou encore l’incorporation de la nature distinguent ses projets. La nature, Mario Botta met un point d’honneur à ancrer le bâtiment dans son environnement, que cela soit typographiquement, esthétiquement ou culturellement parlant.

S’il parcourt le monde pour réaliser ses œuvres architecturales, c’est dans sa ville natale au Tessin, que Mario Botta a décidé d’installer son studio. Dans un open space de près de 700 mètres carrés de travertin et béton à Mendrisio se mélangent les maquettes des projets en cours, les clichés des dernières inaugurations et les pièces des collaborations passées. Rencontre avec Mario Botta dans son atelier.

L’atelier de Mario Botta à Mendrisio | Photos par Eugénie Rousak
NOW Village : Vous avez étudié en Italie, enseigné en Suisse, construit dans le monde entier, ouvert une agence à Lugano pour la réinstaller quelques années plus tard, ici à Mendrisio. Pourquoi un tel attachement à votre ville ?

Mario Botta : Je suis profondément convaincu qu’il est mieux et surtout plus simple de travailler depuis chez soi, d’être sur son territoire. J’aurais pu implanter mes bureaux en Amérique ou en Asie, mais un architecte ne travaille jamais pour lui-même, mais pour répondre aux besoins d’un environnement. Il faut donc bien le connaître.

Avec des constructions aux USA, au Japon, en France, aux Pays-Bas, en Italie et dans d’autres pays du monde, comment adaptez-vous votre réflexion en changeant de région ?

Je n’ai jamais touché un crayon pour débuter un projet sans connaître la situation géographique du lieu. Je commence donc par interroger le paysage, le contexte actuel de la région, l’histoire du lieu, ses rythmes et mythes pour ensuite développer une vision générale du tissu social. Finalement, les réponses que je cherche sont déjà retranscrites par la nature et une lecture critique du contexte amène des solutions à toutes mes questions.

Est-ce que ce cheminement signifie que vous restez un certain temps dans une ville pour vous en imprégner ?

Chaque cas est unique, parfois j’ai besoin de rester longtemps sur un lieu, parfois la vision est si intense qu’elle reste gravée en moi et je peux travailler grâce à la mémoire. Il n’y a pas vraiment de règles fixes, mais de temps en temps je ressens une forte attache émotionnelle sans raison particulière. C’est un peu comme tomber amoureux !

Et pour revenir en Europe, est-ce que la Suisse est prête pour sortir un petit peu des codes architecturaux historiques ?

Absolument pas ! Mais ce n’est pas à la Suisse de sortir de ses codes, mais à ses architectes d’en amener de nouveaux ! D’une façon plus large, les habitants doivent répondre aux nouvelles demandes et évolutions du contexte étatique, c’est-à-dire géographique, social, moral et économique pour adapter chaque domaine. C’est ce qui apporte cette évolution à un pays. La Suisse que j’ai connue enfant, n’est pas la Suisse dans laquelle j’opérais comme architecte il y a une dizaine d’années et encore moins celle que je connais aujourd’hui. La Suisse est une réalité dans laquelle je vis et que j’aime, mais une réalité qui évolue continuellement avec les évènements globaux, comme la pandémie, les changements climatiques, les problèmes énergétiques, etc. A moi, en tant qu’architecte de trouver des solutions.

Est-ce que vos codes ont également changé ?

Oui, mon langage a également évolué au fil des ans. Je suis fortement influencé par le contexte, que cela soit des éléments positifs ou négatifs, et en tant qu’architecte je me dois de réagir aux nouvelles conditions de vie !

Mario Botta par Eugénie Rousak
Mario Botta | Photos par Eugénie Rousak
Vous avez eu l’occasion de travailler avec Le Corbusier, Louis Kahn et Scarpa Carlo. Comment est-ce qu’ils vous ont influencé ?

Le Corbusier pour l’architecture était ce qu’Einstein représentait pour la physique. Que son style plaise ou déplaise, il faut en tenir compte pour comprendre la transformation du XXe siècle. Le fil rouge de l’ensemble de ses réalisations est cette capacité à résoudre les problèmes de vie d’une société dans le contexte de guerre. Dans son enseignement, il a donné les premières indications techniques pour répondre aux besoins nouveaux et se tourner vers un avenir urbanistique. Aujourd’hui les instruments et matériaux ont évolué, mais ses principes restent indéniablement modernes.

Louis Kahn fait partie d’une autre génération d’architectes, plus jeunes que Le Corbusier. Il travaillait notamment sur le principe du territoire de la mémoire, en essayant de toujours aller aux origines des problèmes et déchiffrer les enjeux de la collectivité. Autrement dit, pour comprendre les forces existantes et anticiper l’avenir il partait de l’expérience des générations passées.

Le troisième est Scarpa Carlo, mon professeur à Venise, qui avait cette capacité de laisser les matières les plus simples s’exprimer. Ainsi, à côté des matériaux les plus nobles comme l’or, il donnait également sa dignité aux métaux les plus pauvres, la pierre ou encore le bois. C’était un enseignement très précieux que je continue d’appliquer dans mes travaux !

A votre tour, vous avez décidé de transmettre vos connaissances en fondant l’Accademia di architettura di Mendrisio (AAM). En quoi son enseignement diffère des autres institutions d’architecture ?

Contrairement aux autres écoles qui s’orientent sur une formation scientifique, mon souhait était de fonder l’enseignement sur les matières des sciences humaines. La partie technique est bien entendu importante, mais selon moi l’architecte d’aujourd’hui doit connaître l’évolution du monde d’un point de vue culturel et historique, tout en ayant une conscience humaine. Pour reprendre le terme, l’architecte doit connaître le territoire de mémoire, c’est-à-dire tout ce que l’histoire a produit et qui influence le monde d’aujourd’hui. J’existe car je me souviens et pas uniquement des événements, mais également de l’histoire des sentiments et des émotions.

Est-ce également la raison pour laquelle vous avez travaillé sur beaucoup de lieux culturels et religieux ?

Oui, c’est l’une des raisons, puisque tous les deux parlent de l’esprit, donc du territoire de la mémoire, et ont des aspects incommensurables avec l’analyse rationnelle. L’église est un lieu de prière et le musée un lieu de transmission, mais dans les deux nous retrouverons les traditions de vie. Cela dit, je préfère faire des églises à toutes les autres activés humaines !

La Cathédrale de la Résurrection d’Évry | Le San Francisco Museum of Modern Art | Photos Pino Musi
Quel est le rôle de la lumière dans vos constructions ?

Sans lumière, il n’y a pas d’architecture. La lumière est génératrice des espaces et le rôle de l’architecte est de justement l’apprivoiser selon les besoins d’utilisation de la pièce et son évolution. Même si la lumière suit le cycle solaire, elle change à chaque instant des 365 jours de l’année !

Vous avez dit, je cite : « L’architecte a besoin de temps et d’expérimentation pour se perfectionner. Il ne faut donc pas être pressé. » Est-ce que le rythme est trop accéléré pour la créativité ?

Je ne sais pas s’il va trop vite, mais c’est le rythme actuel. Nous n’avons pas choisi de vivre dans les années 40 ! Chacun fait finalement son propre bilan et donne la priorité à certaines choses. Personnellement, je suis monomaniaque et trouve la paix dans le crayon.

Mario Botta dans son atelier à Mendrisio | Photos par Eugénie Rousak
Pour parler de l’évolution du XXIe siècle, est-ce que vous utilisez les nouvelles technologies ou des matériaux innovants dans vos réalisations ?

Je ne crois pas à la rhétorique de la technologie. Aujourd’hui, j’ai l’impression que chaque fois que la technologie est mentionnée, le contexte est forcément positif. Je ne suis pas sot de penser que l’évolution technologique est mauvaise, mais comme tout instrument, elle peut être bien ou mal utilisée. Actuellement, je trouve que la tendance est de l’utiliser mal. Par exemple, l’intelligence artificielle. Évidemment en tant qu’instrument elle est plus puissante que la naturelle, mais elle est valorisée sans mention des abus possibles et les dangers de cette mémoire infinie.

Vous avez conçu des bâtiments, mais également imaginé des pièces de mobilier et de décoration. Est-ce que vous vous considérez à la fois comme architecte et designer ?

Les deux sont le même métier selon moi car pour faire un immeuble ou une table, le raisonnement de conception reste semblable. La difficulté est comparable même si, en effet, l’échelle et les instruments sont différents. Tout comme les architectes, les designers ont travaillé pour résoudre les problèmes de leur époque et fait des prototypes extraordinaires, qui sont rentrés dans l’histoire. Par exemple la chaise colorée bleu/rouge/jaune de Gerrit Rietveld, qui a bouleversé les tendances du mobilier !

Et en conclusion, parmi toutes vos réalisations, laquelle préférez-vous ?

La prochaine, forcément !

À lire également: notre article sur le musée Tinguely à Bâle, conçu par Mario Botta