Navigatrice déterminée, sportive de haut niveau, voyageuse audacieuse, photographe de talent, journaliste par nécessité et guide passionnée, Ella Maillart a eu plusieurs vies. Née en 1903 et partie en 1997, elle a presque vécu un siècle, un siècle tourmenté qu’elle a documenté dans ses notes, livres, clichés et films.
« Where there is a will there is a way » indique l’inscription de la plaque commémorative de l’immeuble à l’avenue Gaspard-Vallette, l’adresse genevoise d’Ella Maillart. Ce proverbe du XVIIe siècle est finalement une biographie en neuf mots des 93 années enivrées de cette exploratrice du monde, qui s’est donnée les moyens d’arriver à chacun de ses objectifs multiples. Régates olympiques, championnats du monde de ski, prix littéraires, explorations au-delà des frontières autorisées, quête de soi…
Mais commençons par les prémisses d’une vie d’indépendance.
Détermination et rêves d’aventure
Ella Maillart est née dans une famille genevoise aisée. Son père Paul Maillart, commerçant en fourrures, s’intéresse aux affaires du monde, sa mère Marie Dagmar, d’origine danoise, suit un schéma d’éducation orienté sur le sport. D’ailleurs, à l’époque, faire du ski chaque dimanche était qualifié d’« excentricité d’Anglais » ! Néanmoins, ce climat familial fait germer une rigueur d’athlète et une intelligente curiosité en la petite Ella, qu’elle ne fera que pousser tout au long de sa vie. Si l’école l’ennuie au point de rater ses examens de fin d’étude, elle est volontaire et proactive. Des exemples ? Elle fonde le premier club féminin de hockey sur terre en Romandie, alors qu’elle n’a que seize ans, ou encore, elle apprend empiriquement à naviguer sur les eaux du lac. Alors que la famille Maillart s’installe au Creux-de-Genthod, Ella fait connaissance avec une voisine de son âge, Hermine de Saussure. C’est justement cette rencontre avec celle que l’on surnomme Miette qui va donner une première direction à la vie de la future exploratrice. Nous sommes dans les années 1910 et les deux filles s’essayent au voilier du père de Miette. Complètement autodidactes, si ce n’est qu’elles demandent parfois conseil aux régatiers qui s’entraînent à proximité, elles débutent par naviguer dans le petit port de Genthod pour progressivement rallonger la distance et partir à l’exploration du lac Léman. Plus elles s’éloignent des côtes genevoises, plus elles ont soif d’aventures sur des horizons plus vastes. La Méditerranée les appelle…
« Cette vie de citadine ne permettait pas d’avoir cette vie en plein air à laquelle je rêvais » Ella Maillart dans une interview à la RTS.
Appel du large
Elles vont apprivoiser les eaux turquoise pour la première fois au bord de Perlette en 1922. Pour la petite anecdote, ne sachant pas s’occuper d’un moteur, elles l’ont directement échangé contre un sac de pommes de terre, valeur bien plus sure pour les deux autodidactes qui s’apprêtaient à rejoindre la Corse ! Et le premier grand voyage ne va pas tarder. En 1925 elles décident de naviguer de Marseille à Athènes avec d’autres jeunes filles à bord d’un vieux voilier : le Bonita. Un équipage jeune et féminin qui suscitait beaucoup d’étonnement, voire de moqueries de la part des bateaux qu’elles croisaient. Mais malgré ces mauvaises langues, l’expédition était si réussie qu’elles ont décidé de mettre le cap sur l’océan Atlantique ! Quelle ambition et audace ! C’est d’ailleurs à ce moment précis qu’Ella Maillart s’achète sa première caméra pour documenter leur périple. Une prémisse d’un tournant dans sa vie ? Mais la barre à roue de la réussite tourne. Sans même arriver dans les eaux océaniques, Miette tombe malade et doit rentrer en Suisse. Si Ella Maillart continue le voyage, elle finit par s’arrêter en Bretagne.
« Naviguer depuis mon tendre âge m’avait donné des idées d’émancipation et de conquête du monde. J’avais l’impression que la planète entière m’appartenait, pourquoi ne pas en faire la découverte ? » Ella Maillart dans une interview à la RTS.
En rentrant en Suisse, une période de doute et de stagnation commence pour Ella Maillart. Miette, mariée et enceinte, ne peut plus s’aventurer dans les eux bouillonnantes. Serait-ce également une direction d’avenir pour Ella ? « Je n’ai pas eu le courage de me marier » dira-t-elle plus tard. Ne sachant quel chemin emprunter, elle se cherche.
Sans grande conviction elle navigue un peu avec des Britanniques et s’essaye à différents métiers sur la terre ferme, comme dactylographe, actrice, doublure ou encore sportive. Elle barre aux régates olympiques de 1924 et participe à quatre championnats du monde de ski, mais malgré ces réussites, que beaucoup qualifieraient d’exploits d’une vie, elle ne s’y retrouve pas. L’arrêt de Miette clôt ainsi le chapitre des rêves de mer d’Ella Maillart. Mais le prochain va s’ouvrir. Sans vouloir en dévoiler plus, toutes ces histoires de navigation seront relatées dans La vagabonde des mers (1942).
Les nouvelles routes terrestres à l’Est
Si elle n’a plus de cap, Ella Maillart décide de poursuivre sa route sur terre. Le hasard des rencontres et un concours de circonstances lui donnent une nouvelle direction. Il y a d’abord les discussions avec des émigrés russes à Berlin qui lui parlent de la jeunesse et de la culture soviétique. Il y a ensuite l’aide financière de la veuve de Jack London pour payer un voyage à Moscou. Puis, l’hébergement dans la capitale de l’URSS chez Olga Tolstoï, belle-fille du célèbre écrivain, et des échanges avec le cinéaste Vsevolod Poudovkine. Finalement, il y a la présentation à l’éditeur Charles Fasquelle, qui va finalement publier son premier livre Parmi la jeunesse russe – De Moscou au Caucase. Le crédo de sa nouvelle vie sera désormais d’écrire et réaliser des reportages pour financer le prochain voyage. Elle devient ainsi reporter par nécessité pour assouvir son envie de découverte de la beauté du monde et de la sensibilité de ses habitants. Et ce premier voyage à l’Est met Ella Maillart sur la longue route de l’Orient, avec des noms de pays exotiques qui vont s’enchaîner au fil des années.
« Le prétexte des reportages était une espèce d’alibi : je faisais ça en attendant de mieux savoir. Quoi ? Je n’en savais rien, mais je n’étais pas satisfaite, ni de moi-même, ni des autres. » Ella Maillart dans une interview à la RTS.
Les paysages sur pellicule
L’année 1934 marque surement son plus dangereux et extraordinaires, physiquement endurant et psychologiquement épineux, voyage. Alors qu’Ella Maillart est envoyée en tant que reporter pour Le Petit Parisien en Mandchourie, elle décide de traverser l’Asie centrale pour visiter l’une des régions les plus secrètes du globe, le Turkestan chinois. Dans cette aventure aussi dangereuse que palpitante elle sera accompagnée par Peter Fleming, journaliste du Times. Si ce nom vous dit quelque chose, c’est normal, c’est le frère de Ian Fleming, l’écrivain du fameux espion 007! Si le duo a une autorisation pour la première partie du périple, le reste se fera en empruntant des chemins impossibles et en évitant les postes frontières. Au bout de sept mois complexes, mais heureusement sans problèmes politiques, le graal du Cachemire est atteint. Qu’est-ce que l’on ne ferait pas pour un scoop pour la presse française et britannique !?
« Ils font le même voyage, mais le vivent très différemment. Il est intéressant de lire parallèlement le livre qu’Ella Maillart a écrit en rentrant Oasis interdites, et le livre que Peter Fleming a publié en rentrant News from Tartary, qui va devenir un best-seller. Le livre d’Ella Maillart c’est un documentaire, c’est un reportage, le livre de Peter Fleming c’est un roman, c’est un film » Daniel Girardin, ancien conservateur du musée de l’Élysée.
Le voyage spirituel
Ella Maillart continue de découvrir le monde, de récolter les témoignages ethnologiques, d’écrire pour Le Petit Parisien, de relater ses histoires dans les livres, d’immortaliser la vie grâce à son Leica et finalement de documenter le monde en pleine transition et chamboulement. Alors qu’elle est en plein road trip dont le but est d’aider son amie romancière Annemarie Schwarzenbach à arrêter la drogue, la Seconde Guerre Mondiale éclate. L’Europe se déchire et se détruit. Ne pouvant ni continuer, ni rentrer, Ella Maillart se réfugie en Inde. Ainsi débute sa nouvelle quête : la recherche de sens et de soi-même au-delà de ses propres frontières. Dans ce nouveau voyage introspectif qui va finalement durer cinq ans elle est accompagnée par deux sages. Et comme à son habitude fait naître un livre : Ti-Puss ou l’Inde avec ma chatte en 1952 ce qui lui permettra de financer son prochain voyage. Mais lequel ? Celui du retour ?
Le cap sur les sommets
Ella Maillart rentre en Suisse à la fin de la guerre et construit son premier chez soi : un chalet dans le Val d’Anniviers, à Chandolin. Si la vie paisible d’un petit village suisse est plaisante, l’esprit d’aventure reprendra quand même le dessus ! Et elle repartira encore et encore, accompagnant les groupes de touristes à travers le continent asiatique. L’exploratrice va ainsi passer le reste de sa vie entre ses deux passions, le ski et le voyage, avant de s’éteindre en 1997 dans son Valais d’adoption, laissant derrière elle le récit d’un siècle, d’une vie.
Pour rendre hommage à Ella Maillart, Chandolin a ouvert l’Espace Ella Maillart, entièrement dédié au parcours de cette témoin de son temps. Les expositions permanentes se déroulent également régulièrement pour présenter au public les grands voyages de l’exploratrice et sa vision du monde. La prochaine se déroulera du 7 décembre 2023 au 21 Avril 2024 au MAH. La partie centrale du musée Rath sera ainsi occupée par les témoins silencieux des nombreux périples d’Ella Maillart, tels que les archives photographiques, différents textes et documents. Les deux espaces sur les côtés, seront, quant à eux, dédiés à deux artistes voyageuses, Anne-Julie Raccoursier et Pauline Julie.