Art
18 mai 2021

Cosmos multicolore de Paul Klee

par Eugénie Rousak


Tantôt cubiste, tantôt expressionniste, parfois surréaliste ou fauviste et de temps en temps féru de l’art concret, une confrontation perpétuelle se lit sur ses toiles. La vie entre figuration et abstraction de ce presque peintre suisse.

Né près de Berne, mort à Locarno et ayant passé plus de la moitié de sa vie en Suisse, Paul Klee a pourtant toujours eu le statut d’étranger. Les temps ont changé et c’est bien dans la capitale helvétique que les trois collines du Zentrum Paul Klee sont sorties de terre en 2005, regroupant la plus vaste collection au monde des œuvres de l’artiste. S’il est indéniablement cité parmi les plus influents peintres du XXe siècle, il fait partie de cette infime catégories d’inclassables, de ceux qui ne se sont finalement jamais véritablement associés à un mouvement.

C’est un 18 décembre 1987 aux abords de Berne que naît Paul, fil du musicien allemand Hans Wilhelm Klee et de la cantatrice Ida Maria Frick. S’il est un véritable cancre à l’école, le jeune garçon montre un penchant certain pour la création dans toutes ses formes. Alors que son père l’initie rapidement à la musique, il découvre également la peinture avec sa grand-mère, tapissant ses carnets de croquis de dessins urbains et de paysages. Les bords de l’Aar, la majestueuse cathédrale, l’incontournable Zytglogge et le paisible Oberland bernois, tout est documenté dans ses cahiers ! Partagé entre ses deux passions durant son adolescence, Paul Klee sera contraint de se décider à l’obtention de sa Maturité. Violon ou pinceau, quel choix cornélien ! D’un côté c’est un musicien hors pair, il a d’ailleurs joué à l’orchestre de Bern, de l’autre, il est complètement animé par la peinture, mais n’a aucune expérience dans le domaine. Que faire ? Cette intrigue n’en est pas vraiment une, puisque que c’est bien le peintre Klee que l’histoire connaitra. Mais la vie de peintre pour Klee n’est pas un tracé droit, malgré une grande notoriété qu’il acquiert de son vivant. D’ailleurs, ce chemin tumultueux débute par un premier échec à la munichoise Académie des Beaux-arts. Manque d’expérience dans la représentation du corps humain, disent-ils… Néanmoins, il finira par être admis l’année suivante, en 1900, mais par pour y rester très longtemps. En contestation contre l’enseignement sénile et dépassé, Paul Klee décide d’avorter prématurément ses études académiques. Les motifs religieux et scènes de mythologies vont ainsi laisser place aux voyages et aux rencontres, les nouvelles sources d’inspiration de l’avant-gardiste. Les six mois passés en Italie pour baigner dans les vestiges de l’Antiquité, de la Renaissance et de la période Baroque confortent l’artiste dans son opposition au passé, très éloigné de son époque. Débute alors sa propre quête du langage artistique.

Berne, 1910
©Zentrum Paul Klee, Berne
 Senecio (vieillard), 1922 et “Jardin rose” 1920
©House of Switzerland ©WahooArt

Et la couleur fût

S’il retourne de temps en temps dans la maison familiale helvétique, Paul Klee est déterminé à vivre ailleurs. « A Berne, je peux très bien devenir un rat de bibliothèque ou un maître d’école, mais un artiste, jamais de la vie » écrira-il. Marié à la pianiste Lily Stumpf en 1906 et père de Félix l’année suivante, l’artiste s’installe définitivement à Munich, l’un des épicentres artistiques de son temps. Fait étonnant pour cette époque, il prend le rôle de père au foyer et installe son atelier dans sa cuisine. Côté artistique, il commence progressivement à se faire une place. Paul Klee rentre dans les cercles avant-gardistes, notamment en adhérant au groupe « Blaue Reiter » (« Cavalier bleu »), dont fait partie Wassily Kandinsky. Les deux hommes vont bâtir alors une longue amitié, mais n’allons pas top vite. Au début du XXe siècle, l’art du peintre a une prédominance sombre, que cela soit dans ses aquarelles noires ou dans l’utilisation de l’encre. Il travaille sur la réduction et commence tout juste à tendre vers l’abstraction. Dans son style se lisent les influences cubistes, mais également une recherche sur la construction sans perspective, ni superposition de plans. La palette importante de couleurs vives et pastels que nous connaissons aujourd’hui dans l’œuvre de Paul Klee est apparue dans l’œuvre de l’artiste seulement après son voyage en Tunisie en 1914. Et quel voyage ! Des émotions si fortes, qu’il est même rentré plus tôt pour travailler ! « La couleur me possède » a-t-il écrit dans son journal. Il n’est pas non plus resté indifférent à la construction des villes. Leur architecture rectangulaire le pousse sur une nouvelle réflexion par rapport à la composition sur la toile et au cubisme. Géométrie dominante et abondance de teintes sont ainsi devenus les nouveaux outils de l’artiste pour représenter la fugacité de ce monde.

Paul et Lily Klee 1938 , Paul Klee dans son atelier, Paul Klee avec Wassily Kandinsky ©Pinterest

Artiste dégénéré

Alors que la Première Guerre Mondiale éclate, Paul Klee est convoqué dans les régiments de réserve et continue de peindre. Alors que l’Europe est dévastée, les années 20 sourient à l’artiste, propulsé au rang des grands noms de l’art moderne allemand. Plusieurs expositions à la galerie berlinoise Der Strum, une première rétrospective de son œuvre avec près de 350 pièces exposées à Munich, pour n’en citer que quelques-uns. Sa notoriété grandissante, il est invité à enseigner au Bauhaus à Weimar, puis à Dessau. Dans cette école de design, il retrouve son ami et voisin Wassily Kandinsky. Mais, ce nouveau rôle de professeur occupe grandement Paul Klee, qui n’a plus autant de temps pour peindre. Alors que l’artiste prépare minutieusement ses cours en Allemagne, ses œuvres transitent de cimaise en cimaise. Il fait son entrée à la Nationalgalerie de Berlin avant d’avoir sa première exposition individuelle à New York en 1924. A l’occasion de ses 50 ans en 1929 plusieurs expositions seront organisées aussi bien en Europe que sur le continent Américain. Alors que son ascension sociale et artistique suivait une progression géométrique, elle s’arrêtera abruptement en 1933 avec le parti national-socialiste qui prend le pouvoir en Allemagne, l’art de Paul Klee est considéré comme « dégénéré » et le professeur est congédié de l’Académie de Düsseldorf, où il enseignait depuis quelques années.

L’exil plus long que la vie

Si l’artiste retrouve la maison de son enfance à Berne, il n’est pas pour autant accepté par la société, qui le considère comme étranger. En 1934 Lily et Paul Klee s’installent au 6, Kistlerweg, qui deviendra le dernier atelier de l’artiste. A l’isolement et solitude bernoise, après la vie d’artiste cosmopolite, se rajoute une maladie progressive de la peau, qui le restreint de plus en plus dans ses déplacements et son travail. La situation pèse lourdement sur la motivation de l’artiste. Les premières années d’exil ne sont pas artistiquement fécondes pour Paul Klee, qui ne produit qu’une petite trentaine de tableau en 1936. Enfermé chez lui, celui qui s’inspirait tant durant ses voyages, commence à ouvrir les portes de son propre imaginaire. Les contraintes physiques deviennent alors impuissantes face à sa liberté d’esprit. Il reproduit certaines expériences et se pousse sur la voie des illusions. Progressivement, le terreau bernois fait germer la fève créatrice. En 1937 l’artiste multiplie par 10 le nombre de tableaux réalisés l’année précédente, alors qu’en 1939 il est à son apogée de productivité avec 1253 pièces inventoriées ! Malheureusement, la maladie aura raison de l’artiste, qui s’éteint l’année suivante durant une cure à Locarno. Inhumé au cimetière bernois de la Schosshalde en tant qu’allemand, il ne verra finalement pas son passeport à la croix blanche arriver. Il est ainsi né et mort en étranger, alors que son destin l’a indéniablement rattaché à l’Helvétie.   

Parc près de Lu. 1938 et Personnage en jaune ©Switzerland Tourism ©Paul Klee.fr

Une vie en vagues

A quelques mètres du cimetière, dans le quartier bernois de Kirchenfeld-Schosshalde, un bâtiment en collines a ouvert ses portes en 2005. Imaginé par l’architecte italien Renzo Piano, il reproduit le paysage en trois constructions métalliques en forme de vagues. En plus d’un auditorium, restaurant et espace dédié aux enfants Creaviva, Zentrum Paul Klee abrite la plus grande collection des œuvres de Paul Klee. Né sous l’initiative d’Alexander Klee, petit-fils de l’artiste, le centre a notamment reçu près de 1500 œuvres de la famille Klee, ainsi que d’autres donateurs. Le musée organise en permanence plusieurs expositions temporaires, qui permettent aussi bien de connaître le peintre sous différentes facettes que de découvrir d’autres artistes. Prolongée jusqu’au 24 avril 2021, Mapping Klee est le récit imago-biographiques des différents voyages de l’artiste. Elle sera poursuivie par l’exposition Paul Klee. Je ne veux rien savoir du 8 mai au 29 août, qui guidera les visiteurs à travers les origines de l’art, sujet qui passionnait l’artiste. En rassemblant des dessins d’enfants et s’intéressant à l’art brut, si cher à Jean Dubuffet, Paul Klee était en recherche perpétuelle de nouvelles façons de s’exprimer. En parallèle, le centre consacre une rétrospective à Alexander Klee, décédé au mois de mars de cette année. Peintre, photographe et graphiste, il était également connu sous le pseudonyme de Aljoscha Ségard.

©Zentrum Paul Klee Berne

Le plus suisse des peintres non suisses, l’énigmatique Paul Klee reste en marge de tous les courants artistiques. Porté d’abord par ses voyages, puis par son imaginaire, il crée un univers cosmique aux hiéroglyphes et signes mystérieux. Si son travail avant-gardiste avait déjà trouvé le public de son époque, son style à la fois géométrique et figuratif continue d’ensorceler les visiteurs du bernois Zentrum Paul Klee.