Charlie Chaplin pour la rubrique consacrée au Swissness ? S’il n’est pas né en Suisse, c’est bien aux abords du lac Léman que le père de Charlot va passer près de 25 ans. D’abord en exil forcé, puis par amour pour la douceur et tranquillité de Corsier-sur-Vevey. Il finira par y rester éternellement, tirant sa dernière révérence au chapeau melon en 1977. Si la fin de la biographie de cette légende incontestable du cinéma est désormais connue, revenons à son début, dans les ruelles fourmillantes de l’industriel Borough de Londres de la fin du XIXe siècle. Nous sommes dans une tout autre atmosphère, n’est-ce pas ?
Enfance dans la rue
Charles Spencer Chaplin nait en 1889 dans une famille d’artistes de music-hall. Ses parents se séparent rapidement. Son père, porté par l’alcoolisme, meurt en 1901 d’une cirrhose du foie, alors que sa mère, développant une psychose, se fera régulièrement alterner en asile psychiatrique. Ainsi, Charlie Chaplin et son demi-frère, Sydney, vont rapidement connaître les codes des institutions pour enfants indigènes, séjours entremêlés par de brefs retours chez leurs parents et la rue. Pour faire rire sa mère, qu’il aime profondément, le jeune artiste va faire ses premières imitations, celles des mendiants de Londres, les scènes qu’il voit au quotidien. C’est également pour venir en aide à sa mère, qui a perdu la voix en plein spectacle, qu’il a fait sa première apparition sur scène à l’âge de 5 ans. Paradoxalement, c’était sa toute première représentation et la toute dernière de sa mère. Emporté par le tourbillon de la vie d’artiste, Chaplin plongera définitivement et inconditionnellement dans cette vocation sur les planches. De cette enfance insouciante avortée par des problèmes de solitude et de survie dans la capitale britannique se forge alors une force de caractère qui propulsera l’artiste sur les devants de la scène dans tous les sens du terme. Une ascension spectaculaire vers la place de l’icône comique la plus universelle ! Mais n’allons pas si vite, Charlie ne fait qu’intégrer les premières troupes, enfin, il finira quand même par interpréter le rôle du groom Billy dans la pièce de Sherlock Holmes, coécrite par un certain Arthur Conan Doyle. A travers ses différentes apparitions, allant du sketch au burlesque en passant par ce qui se rapproche du stand up, Charlie Chaplin commence à se créer un nom dans le milieu. Grâce à son frère il est même invité dans la troupe de Fred Karno, célébrissime imprésario de cabaret britannique. Il en est rapidement la vedette, mais la scène anglaise devient étroite. Il faut élargir ses horizons, et pourquoi pas Hollywood ? Ambitieux, à la limite du prétentieux, non ? Certes, mais le public est sur le point de connaître le personnage qui sera la légende incontestable du septième art.
De l’Europe à l’Europe
En 1913, Charlie Chaplin est engagé par la Keystone Comedy Company à Hollywood. Si le studio n’existe plus aujourd’hui, à l’époque c’est le berceau du slapstick, un genre d’humour basé sur l’exagération de la violence. Et c’est également grâce à Keystone que naît le personnage emblématique en quelques heures seulement. Je vous raconte. Les bobines s’enchaînent au studio et il faut rapidement trouver un personnage reconnaissable pour un nouveau court-métrage. Charlie part alors à la quête de pièces de vêtements et d’accessoires dans les coulisses et gardes-robes de ses collègues pour finalement sortir avec un look biscornu et totalement contradictoire. « Le pantalon ample, la veste étriquée, le chapeau étroit et les chaussures larges… J’ai ajouté une petite moustache qui, selon moi, me vieillirait sans affecter mon expression » dira-t-il plus tard. Et Charlie créa Charlot. Enfin par vraiment Charlot. Lui, il a créé the Tramp, le vagabond en anglais. Le terme Charlot est une invention du producteur Jacques Haïk, qui distribuait ses films en France. Parenthèse fermée. Charlot est content de lui sera donc le premier d’une longue série de près de 70 films, qui va relater les aventures drôles et légères, satiriques et pathétiques, parfois dénonciatrices et militantes de la silhouette à l’allure de pingouins. Le vagabond devient ainsi le porte-parole des classes sociales les plus faibles, celles que Charlie connaît le mieux, même si sa fortune à lui, elle, ne cesse de suivre une ligne exponentielle ! Après plusieurs changements de compagnies, Charlie Chaplin fonde son propre studio avec ses amis en 1918, United Artists. C’est justement sous ce label que sa créativité débordante se mêlera à son perfectionnisme extrême à travers les plus beaux chefs d’œuvres de satire sociale d’un cinéma qui se veut encore muet. L’Émigrant, Charlot soldat, Le Kid ou La Ruée vers l’or pour n’en citer que quelques-uns. D’ailleurs en parlant de son perfectionnisme, ce n’est pas seulement pour flatter son travail. L’homme-orchestre était vraiment pointilleux. Selon la légende, la scène de la rencontre entre la fleuriste et Charlot dans Les lumières de la ville aurait été filmée plus de 300 fois, alors que trois ans et 190 jours de tournage auraient été nécessaires pour peaufiner cette histoire. Pour rappel, ce film dure moins d’une heure trente. Aujourd’hui, un long métrage classique se fait en plus ou moins trois mois ! Mais cette recherche d’excellence propulse instantanément the Tramp au cœur des spectateurs. Et le doux humour teinté de problèmes sociaux de la chaplinmania englobe le monde. C’est la consécration. Tout est tellement Charlot, qu’à un concours du meilleur sosie de son personnage emblématique, Charlie Chaplin, qui participe secrètement, n’arrive même pas en tête ! La concurrence des chapeaux melons est rude !
Mais l’évolution technologique remet en doute les codes de la pantomime qui ont fait le succès de ce comédien, réalisateur, scénariste et producteur. En ce qui concerne la musique, il intègre rapidement la composition à sa palette de talents – oui, oui il est doué pour tout – pour rajouter une bande sonore à l’image. Les Temps modernes est sûrement le dernier film muet de l’histoire. Pour la voix, la transition n’est pas aussi simple. Mais même si son créateur est plus que retissant à cette idée, Charlot doit parler. C’est à la mode. Paradoxalement, ça sera dans Le Dictateur, sorti en 1940, notamment à travers cet emblématique monologue. Le rapprochement entre Adolf Hitler et Charlie Chaplin est déjà fait, tant au niveau physique – et oui la fameuse moustache ! – que de par leur naissance à quelques jours d’intervalle et leur enfance dans les milieux modestes pour finalement gagner une célébrité mondiale. Chacun dans son domaine, bien entendu. Enfin, une ressemblance que Charlie exploitera avec ses armes mimiques et vocales dans une confrontation éclairante durant ce spectacle politique ! Et justement en parlant de la politique. C’est également la politique qui aura raison de la carrière de ce monument du cinéma sur le sol américain. Alors que son profil est scruté depuis son arrivée aux Etats-Unis, le FBI lance une enquête officielle dans les années 50 pour étudier ses activités antinationales et son rapprochement au communisme. Le résultat ne se fait pas attendre, le visa de celui qui n’a jamais voulu prendre la nationalité américaine est annulé alors qu’il présente son dernier chef d’œuvre à Londres. Plus de retour possible. Finalement, 20 années plus tard Hollywood tentera de clore cette affaire de maccarthysme en lui décernant un Oscar d’honneur, mais c’est une autre histoire. Si Charlie Chaplin est contraint de rester en Europe, ce n’est pas en Angleterre qu’il pose ses bagages. Charmé par la terre d’accueil helvétique, il s’installe avec sa quatrième femme Oona O’Neill et leurs quatre enfants (le couple en aura d’ailleurs quatre autres sur le sol suisse) au Manoir de Ban, à Corsier-sur-Vevey. Débute alors un quart de siècle teinté de notes de Chasselas et Sauvignon blanc de la région.
Les vaudois d’adoption
Les enfants fréquentent l’école publique, les parents sympathisent avec les voisins, la famille a pour tradition d’aller au cirque Knie une fois par an. Nous sommes très loin des projecteurs de Los Angeles, néanmoins quelques caméras s’aventurent quand même dans la Riviera vaudoise. La famille découvre alors un nouveau style de vie, au rythme des vendanges, levés de soleil sur le lac et arrivée de quelques vieux amis de renom. Charlie Chaplin fait encore deux films, Un roi à New York, périple d’un demandeur d’asyle aux USA, et La Comtesse de Hong-Kong, avec Sophia Loren dans le rôle principal. Ni l’un, ni l’autre ne connaitra le succès de leurs prédécesseurs. En parallèle, l’homme-orchestre décide de resonoriser ses premières œuvres, mais sa santé se décline progressivement. Victime de plusieurs AVS, il décède le 25 décembre 1977. Un matin de Noël. Une fête que sa famille adorait et qu’il a toujours détesté. Sa dernière révérence aura donc été pleine de sarcasme. Elle aussi. Après près de 25 ans passées sur les hauteurs de Vevey, il y restera à jamais, omniprésent et affectionné. La silhouette en bronze du vagabond le plus célèbre continue ainsi de regarder au loin les rives du lac Léman, alors que l’intimité de la famille Chaplin a été entrouverte en 2016, avec la création du Chaplin’s World by Grévin sur le domaine familial de 15 hectares.
S’articulant en deux parties, il permet de découvrir les deux facettes de Chaplin : à la fois père d’une fratrie de huit et pionnier du genre comédie à la renommée spectaculaire. D’un côté, les pièces du manoir ont été réaménagées, agrémentées d’objets personnels, mobilier de l’époque et archives que les enfants et petits-enfants ont accepté de dévoiler. De l’autre, un véritable univers hollywoodien a été recréé. Se cachant derrière un écran de cinéma, que les visiteurs doivent franchir, le monde des films de Charlie Chaplin défilent de pièce en pièce, épicé de décors connus et de personnages en cire. Dans les deux cas, avec le nombre de statues de Charlot au mètre carré, Charlie Chaplin ne quittera pas sa bourgade helvétique aussitôt !