Portrait
22 novembre 2018

Edward Mitterrand – L’ art et la manière

par Laëtitia Cadiou


Photos Denis Jouglet 

La passion pour l'art certes, mais surtout la bonne manière pour la transmettre. Cosmopolite et multi-talents, ce Genevois de coeur nous raconte son ascension dans un monde encore fermé.

Une famille, un grand nom, comment se faire sa place au milieu d’érudits et d’esthètes tels que certains membres de votre famille ?

Contrairement à la génération de François (le frère de mon grand-père), puis dans une certaine mesure à celle de Frédéric (le frère de mon père), il y a eu vis-à-vis de ma génération une transmission plus affectueuse que forcée de la rigueur intellectuelle qui anime cette famille issue de la bourgeoisie provinciale. Le mélange assez extraordinaire de destinées politique, audiovisuelle, artistique, militaire, économique … chez les hommes de ma famille a certainement nourri chez mes cousins et moi-même un intérêt global pour le monde.

Grâce à cette filiation exceptionnelle, considérez-vous avoir eu de la chance? Cela vous aura-t-il permis d’obtenir plus facilement des opportunités ou au contraire avez-vous dû déployer plus d’efforts pour arriver à vos fins?

Notre patronyme n’est jamais venu avec le moindre privilège social ou économique mis à part quelques visites à l’Élysée. Chaque destinée s’est construite seule sans rien attendre d’autre de la famille qu’un lien assez fort. S’il y a un héritage, c’est celui de l’effort indépendant, des liens familiaux et de la culture protéiforme. Je crois en être le produit plus ou moins abouti. Le fait que mon nom ait été immédiatement reconnu par presque tous tout au long de ma vie a été à la fois une fierté (forcément un peu adolescente puisque parfaitement imméritée), une source de résilience (tout le monde n’est pas un fan inconditionnel loin sans faut) et une pression (projeter une certaine idée de ce que représente le patronyme).

On l’aura compris vous avez baigné très tôt dans un monde de culture, à quand remonte votre premier souvenir lié à l’art?

J’étais essentiellement avec ma mère jusqu’à son décès lorsque j’avais 14 ans, nous avons vécu à Paris, mais aussi beaucoup en province ; le Berry, le Loire et Cher, les Alpes Maritimes …. donc assez à l’écart de la famille. Mais mon père a toujours été présent et particulièrement attentif à notre relation à la culture, il nous emmenait mes sœurs et moi-même voir des expositions, visiter des sites archéologiques, s’assurait que nous lisions …

Mon premier souvenir lié à l’art est Artcurial qui à l’époque appartenait à L’Oréal et que codirigeait mon père (il s’occupait des éditions). L’immeuble, qui est aujourd’hui celui de Christie’s, était immense et abritait la plus grande librairie d’art d’Europe, des galeries, des salles de réunions, …. j’adorais me perdre dans ce dédale de livres, de sculptures, de tapis d’artistes et de tableaux.

L’art est dans vos gènes avec un père galeriste de grande renommée, était-ce une évidence de devenir vous-même galeriste et puis plus récemment consultant ou aviez-vous d’autres ambitions professionnelles?

Non, je ne sentais rien de prédestiné, j’ai d’abord fait une école de commerce (et un peu d’école du Louvre) avant de démarrer une carrière tout à fait confidentielle dans le domaine de la vente et du marketing. J’allais bien entendu aux vernissages dans le 13e arrondissement qui abritait à l’époque la plupart des meilleures jeunes galeries. Quand mon père m’a demandé si je voulais ouvrir une galerie à La Joya près de San Diego pour suivre Niki de Saint-Phalle qui s’était installée là pour des raisons de santé après son travail acharné au Jardin des Tarots, j’ai immédiatement dit oui, quitté mon job et mon appartement. Mais je me suis vite rendu compte que cette petite bourgade au bord de la mer, principalement occupée par des personnes âgées, ne répondait pas à l’idée que je me faisais de la côte ouest-américaine et je suis rentré à Paris un peu penaud. C’était l’époque de la Fiac et j’ai travaillé sur son stand avant de passer trois années avec lui à m’occuper principalement de grandes expositions publiques de sculptures monumentales.

Pensez-vous avoir transmis cette passion de l’art à vos enfants?

Malheureusement pour eux ils ont effectivement eu le droit au même traitement de faveurs culturelles de ma part que celui opéré par mon père à mon encontre. Comme moi, à force d’avaler des kilomètres d’églises, de sites antiques, d’expositions … ils ont finalement développé une certaine endurance, j’espère qu’il leur restera un peu de bienveillance vis-à-vis de la culture « classique ».

Vous participez à de nombreux projets au niveau international, mais à quand remonte votre dernier souvenir suisse?

La Suisse est un grand pays dans le domaine de l’art contemporain, ses artistes et ses institutions sont nombreux dans le cœur du monde de l’art. C’est sans doute lié à sa position centrale en Europe, c’est le cas pour la foire de Bâle qui est la plus importante des foires internationales. Mon dernier souvenir, comme mon premier d’ailleurs, est au Musée d’Art Contemporain de Genève (Mamco) dirigé depuis quelques années par Lionel Bovier, à mon avis de façon brillante. Il sait allier une programmation plus muséale qu’auparavant tout en conservant l’intention et le sentiment de modernité un peu minimale qui se dégage de ce bâtiment industriel. L’exposition rétrospective dédiée à Mai-Thu Perret est d’ailleurs un bon reflet de l’identité du Mamco si essentiel au paysage culturel de Suisse romande depuis son ouverture en 1994.

Quand avez-vous décidé de vous installer à Genève et quelles étaient vos motivations?

Mon père était déjà une figure du monde de l’art à Paris au milieu des années 90 et j’ai vite senti le besoin de faire mon propre chemin malgré sa bienveillance et l’indépendance que me donnait la société que j’avais créée en Angleterre. Grâce à mon ex-femme Désirée, j’ai rencontré Stéphanie Cramer à Paris, qui allait devenir mon associée dans la galerie de Genève en 2000 puis dans notre affaire actuelle de conseil depuis 2016. Je n’avais aucune vision du futur, aucune autre ambition que d’ouvrir cette galerie et de marquer le paysage local, sans vraiment de stratégie. J’ai foncé tête baissée, nous avons trouvé le grand local du 52 rue des Bains, décidé des travaux et monté notre exposition inaugurale avec une quinzaine de tableaux majeurs de Jean-Michel Basquiat que nous avait prêté le grand marchand parisien Enrico Navarra. Si mes qualités de galeriste étaient limitées, je suis fier d’avoir participé à la naissance de l’Association du Quartier des Bains dont les vernissages communs se poursuivent aujourd’hui encore après 15 années et d’avoir exposé le public genevois à des artistes aussi essentiels ou prometteurs que Sherrie Levine, Hiroshi Sugimoto, Diego Giacometti, Raymond Pettibone, Richard Jackson, Merlin Carpenter, Claude Closky, Jonah Freeman, … et la merveilleuse Katia Bassanini malheureusement partie bien trop vite.

On dit que l’art est l’expression de l’époque dans laquelle on vit, ce qui parfois nous déstabilise. Avez-vous un goût affirmé ou au contraire en véritable défenseur de l’art vous ne jugez pas et considérez que chaque oeuvre d’art a le droit d’exister, même si parfois certaines d’entre elles nous laissent sans voix !

Il faut maitriser a minima le langage des époques précédentes pour bénéficier d’une base de jugement plus ou moins légitime sur l’époque immédiate, surtout à notre époque plutôt conservatrice et pauvre en révolutions socio-économiques, celles qui nourrissent l’art et ses grands mouvements.

Rares sont ceux qui voient tout de suite, sans vraiment douter, la chose nouvelle, importante, géniale, ….

Mais quand on bénéficie d’un peu de culture dans un domaine c’est un bon réflexe de ne pas avoir d’avis définitif à propos de quelque chose de nouveau, surtout quand cette chose nous heurte sans qu’on comprenne vraiment pourquoi.

Chaque oeuvre d’art a bien entendu le droit d’exister pour son créateur, pour les yeux des autres c’est une autre histoire. Je ne vais pas dans les mauvaises foires d’art ou les mauvaises galeries justement pour éviter d’abîmer mes yeux avec des œuvres super mauvaises d’artistes que je respecte pour leur courage d’affronter un choix si difficile d’existence.

Le parc de Muy, un rêve à deux avec votre père? Une suite logique que de passer de galerie à un parc afin de pouvoir exposer des oeuvres plus importantes comme des sculptures monumentales?

Le Muy était l’intention de mon père effectivement, il voulait un espace grand, sur le modèle de Pantin pour Ropac et Le Bourget pour Gagosian, mais en pleine nature. J’ai servi cette intention en m’impliquant dans sa conception en tant que « directeur artistique ». Le Domaine du Muy est une vitrine privée au service d’une nouvelle entreprise que nous développons et qui est spécialisée dans le domaine de l’art monumental et/ou d’extérieur, en collaboration avec les galeries du monde entier et au service des villes, entreprises et personnes privées.

Une exposition prévue pour la saison prochaine? De nouveaux artistes?

Le Muy fonctionne comme un parc en constante évolution, pas comme une galerie avec une exposition nouvelle chaque année, en-dehors des accrochages à l’intérieur de la maison. Chaque année je développerai de nouvelles collaborations avec des artistes et des galeries pour produire des œuvres qui seront destinées à rester sur place. D’autres œuvres, plus chères à acheter ou produire, seront mises en dépôt par des galeries ou des collectionneurs qui préféreront voir leurs œuvres exposées plutôt que dormir dans des entrepôts, quand elles servent l’intention du parc bien entendu.

Vous avez de nombreuses activités liées à l’art comme celui du conseil pour investir dans l’art. Quels seraient selon vous l’artiste ou les artistes sur lesquels vous pourriez conseiller d’investir les yeux fermés?

Vous me demandez une consultation gratuite pour un service qui me nourrit!

Je dirais tous les artistes qui sont toujours représentés par des galeries présentent à Art Basel ou Liste et qui ont une biographie institutionnelle, de cette façon vous évitez déjà environ 50% des risques de vous tromper financièrement ou intellectuellement.

Quels conseils donneriez-vous à un novice qui commence à s’intéresser à l’art et souhaiterait investir dans une œuvre ?

Faire appel à un (bon) advisor.

L’oeuvre que vous rêveriez d’acquérir?

Il y en a des dizaines ; Un « Fine de Dio » de Fontana, une composition de Malevitch, un « word » painting de Christopher Wool, un « social portrait » de Warhol, une « pharmacy » des 90’s de Hirst.

« Fine de Dio » de Fontana — « social portrait » Marilyn Monroe de Warhol – « Suprematist Composition: Airplane Flying » de Malevitch

On a vu des musées poster leurs oeuvres sur le net pour pouvoir être consultées par un plus grand nombre, quelle est votre opinion face à la digitalisation dans le monde de l’art ? Est-ce bénéfique ou au contraire allons-nous voir disparaître le métier de galeriste?

C’est un bon mode de diffusion, surtout pour la photo et la vidéo, mais je constate tous les jours qu’on ne peut pas acheter une oeuvre sans la voir, surtout pour la peinture, la sculpture, les installations ….Vous ne voyez pas les subtilités qui font justement 90% de la différence.

Pensez-vous que dans un futur proche qu’Amazon ou un autre des GAFA et leur big data pourraient décider de récupérer le marché de l’art et vendre des oeuvres online? Dans quel cas quel serait l’avenir des marchands et de l’art?

Idem que la réponse d’au-dessus, en revanche les big datas vont certainement peser dans la distribution et le référencement.

Avez-vous une actualité ou un partenariat prochainement?

Avec mon associée Stéphanie Cramer nous terminons la production de nos outils de communication à propos de la plateforme multiservice que nous lançons auprès de nos clients naturels que sont les family office et les architectes d’intérieur et qui réunit une sélection de partenaires spécialisés dans le domaine de l’art ; assureurs, restaurateurs, fiscalistes, transporteurs, …..

Que pouvons-nous vous souhaiter?

De réussir les paris qui nous occupent en ce moment ; le développement en Europe de notre affaire de conseil, la pérennisation du Muy, le lancement de notre entreprise de conseils et de services dans le domaine de la sculpture monumentale.

Plus d’informations vous pouvez consulter :

Site internet Cramer Mitterrand Art Advisory

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