Si aujourd’hui la Maison figure en haut du tableau de la haute parfumerie, des produits de beauté et des cosmétiques françaises, Lancôme n’a pourtant pas toujours occupé cette place de choix sur le cou et les poignets. Nous sommes au début du XXe siècle et le marché est fortement dominé par les marques américaines. Les détrôner est l’objectif premier d’un certain Armand Petitjean. Ambitieux non ? Pourtant, ce rêve de créer la beauté à la française n’est pas une naïveté adolescente. Bien au contraire ! Ce franc-comtois s’est déjà bâti une réputation dans le milieu, travaillant pour François Coty, le père de la parfumerie moderne. Alors qu’il vient de passer la cinquantaine, Armand Petitjean décide de lancer la Maison, qui se distinguera à la fois par une démarche élitiste, tout en assurant une fabrication soutenue pour séduire l’international. Il s’entoure aussitôt d’une équipe d’experts et se lance dans la quête du nom de celle qui séduira les milliers de clients. D’abord, le parfumeur pense à son village natal, le Saint-Loup, mais cette appellation ne dévoile pas toute l’élégance et l’envoûtement du futur emblème. Visionnaire et ambitieux, il veut une connotation bien frenchy, qui toutefois se prononcerait de la même manière dans toutes les langues. Brantôme, Vendôme ? Lorsqu’il découvre le château Lancosme dans l’Indre, c’est la révélation. En ôtant un « s » muet et en couvrant le « o » d’un gracieux circonflexe, l’entrepreneur fait naître le nouveau géant de l’industrie : Lancôme.
Les cinq sens
« Le parfum est le prestige, la fleur à la boutonnière. Mais les produits de beauté sont notre pain quotidien »
Lancôme fait irruption dans le monde de la parfumerie en 1935. Et quelle entrée théâtrale ! Armand Petitjean présente directement cinq premières flagrances à l’Exposition universelle de Bruxelles. Encore inconnues la veille, Tropiques, avec ses épices piquantes et exotiques, Conquête, pour laisser un voile rose et chypre durant une sortie mondaine, Bocages, nuance délicate au muguet et lilas pour les temps frisottants, Kypre, aussi ambre et musc qu’on bon millésime et Tendres Nuits, dont les notes de rose et de magnolia s’invitent dans une chambre à coucher, deviennent les icônes du luxe à la française. Ces élixirs dans des bouteilles Art-déco déversent leurs délicats nectars dans plus de trente pays en six mois seulement !
Alors qu’une rose graphique symbolise la parfumerie Lancôme, le bouquet floral de la Maison s’est vite élargi au milieu des années 30 avec l’arrivée de la fleur de lotus pour les produits de beauté et l’angelot pour le maquillage. Dans ces bijoux cosmétiques, l’innovation des composants côtoyait la vision révolutionnaire de l’entrepreneur.
Frôlant les règles de l’industrie, Lancôme voulait aller au-delà des codes et présenter la façon nouvelle de produire le luxe. La révolution des roses ! Côtoyant le chimiste Pierre Velon, Armand Petitjean met, par exemple, en place la formule à la glycérine et aux huiles nutritives de la crème de nuit La Nutrix. Utilisé aussi bien après des piqûres que contre les sècheresses et même conseillé en cas de guerre nucléaire, ce pouding régénérant reste toujours l’allié des femmes depuis 85 ans. En tout cas pour les deux premiers. Cette envie de soigner pour embellir s’est également déployée sur le rayon maquillage. Protagoniste des rouges à lèvres indélébiles, Armand Petitjean veut redonner la brillance et souplesse aux lèvres. Et quoi de mieux qu’un baume coloré, le Rose de France. Un nom qui représente si bien toute l’idéologie de Lancôme.
Le Trésor de la belle vie
Le début de la Seconde Guerre Mondiale laisse une trace forte sur la Maison, Armand Petitjean qui en sort gagnant. La relâche des privations fait renaître l’industrie de la beauté et la production des quelques 30’000 flacons en 1939 est multipliée par 25 en 1946 ! Après des fragrances grandioses, les années cinquante sont illuminées par le Trésor ! Avec la perfection de son bouquet floral, ce diamant art déco en cristal a été présenté au parisien Palais de Chaillot. Immense succès ! Mais, même si ce parfum a été revisité avec des touches de violette ouatée en 1990, il n’a pas réussi à détrôner La vie est belle. Cinq pour cent du marché français en 2014, vous imaginez ? D’ailleurs, son histoire de ce dernier est surprenante. Alors que son essence à la fois gourmande et florale est le fruit du travail de trois célébrissimes nez contemporains, Anne Flipo, Olivier Polge et Dominique Ropion, son flacon, lui, date d’un autre siècle. Imaginée en 1949 par Georges Delhomme, cette petite friandise en cristal a dû attendre plus de 60 ans avant de trouver chaussure à son pied, pardon, senteur à sa base en forme de sourire!
Mais revenons un peu en arrière. Si Armand Petitjean était très pointilleux sur l’innovation de ses produits, il refusait de suivre la tendance de l’époque et de se tourner vers le maquillage jetable. Ses cosmétiques sont de véritables joyaux ornés ! Malheureusement, ils finissent par plomber l’entreprise. Progressivement Lancôme perd ses positions et d’importants investissements financiers coulent définitivement la demeure des senteurs. Le fondateur donne alors les rênes de l’entreprise familiale à son petit-fils, Armand Marcel Petitjean, mais son règne sera court. Finalement, en 1964, Lancôme devient le nouveau trésor du groupe L’Oréal, quelques années avant la mort de son parfumeur. Depuis, la rose, l’angelot et la fleur de lotus ont refleuri, berçant la délicatesse et le charme à la française. Entre les nouveautés hypnotiques et les grands crus revisités, la Maison représente un tiers des ventes de luxe du Groupe !
Les rosettes de Lancôme
Si Armand Petitjean était un fervent opposant à toute forme de marketing, il amène le bouche-à-oreille à son apogée. Profitant des ralentissements de production dus à la Seconde Guerre Mondiale, il crée l’École Lancôme, une façon inédite de former les ambassadrices de la marque. Cet élégant bataillon de charme est parachuté aussi bien en France qu’à l’international pour envelopper le monde entier de leur doux parfum fleuri. Elles connaissent tout sur Lancôme : allant des compositions techniques à la stratégie de vente, en passant par le maquillage et le massage. D’ailleurs, ce dernier a spécialement été développé pour la Maison. Progressivement les « techniciennes » se transforment en égéries. Qui ne se rappelle pas de l’élégante Julia Roberts vagabondant dans les rues de Paris, de la somptueuse Penelope Cruz dans sa robe noire à volants dans une soirée mondaine ou encore de l’époustouflante amazone urbaine Zendaya sur son étalon blanc ?
Fêtant ses noces d’uranium cette année, Lancôme a su résister aux conflits politiques, dénoncer les copies de ses flagrances et surmonter la mort de son fondateur, gardant son circonflexe bien hypnotique. Finalement, la vie est belle, non ?