Marcel Duchamp révolutionne la scène artistique avec son nouveau concept de ready-made, Sophie Taeuber-Arp allie la peinture et la sculpture avec son bol renversé, Raoul Hausmann revendique un nouveau genre – le photomontage, alors que Tristan Tzara compose des vers sans rime et dénudés de tout sens logique. Tous sont portés pas une seule et même idée : le dadaïsme.
Nous sommes en 1916, l’Europe est anéantie, brisée par le conflit et ravagée par les combats. Cette folie de la guerre a fait ses héros, comme les grands généraux ou les soldats dévoués, mais également ceux qui s’opposent à l’idée même du combat, dégoutés par l’absurdité des dernières années qui ont coûté la vie à plus de 17 millions d’hommes. Beaucoup ont fui les zones rouges, se réfugiant dans les comtés loin des tirs de l’artillerie. Parmi eux, l’allemand Hugo Ball, qui après s’être engagé, a décidé d’émigrer en Suisse.
Une histoire de lumières
Au début de février 1916, Hugo Ball et sa future épouse, la poètesse et danseuse Emmy Hennings, inaugurent un nouveau lieu dans la vielle-ville zurichoise, le Cabaret Voltaire. Spiegelgasse n°1, rappelez-vous de l’adresse, il existe toujours ! Mélange entre les cabarets berlinois d’avant-guerre et ceux de Paris de la fin du XIXe siècle, la salle devient rapidement le quartier général d’un pot-pourri de réfugiés culturels et intellectuels. Un véritable laboratoire de révolution par la créativité et de dénonciation par l’esthétique dans une ruelle calme, à deux pas de la Limmat. Des manifestations littéraires, artistiques et visuelles sont régulièrement organisées, comme des lectures simultanées saugrenues, des textes cacophoniques aux expressions brutes, des danses en déguisements étonnants, des représentations spontanées, ou encore cette proclamation de Hugo Ball, enroulé dans une cape et portant un cylindre sur la tête, de son dernier poème imprononçable : « gadji beri bimba glandridi laula lonni cadori ». Si cette scène paraît absurde, elle représente entièrement la synthèse du mouvement qui va prochainement se créer dans ce lieu. Progressivement, un collectif fidèle de révolutionnaires de l’esprit se forme. Composé du couple du Cabaret, des suisses Jean Arp et Sophie Taeuber, respectivement peintre/sculpteur et danseuse/poétesse, du poète roumain Tristan Tzara, de l’allemand Richard Huelsenbeck, du peintre Marcel Janco, et d’autres, il se dénomme Dada. C’est ainsi, que le paisible Zurich devient l’épicentre du développement de l’avant-garde européenne… inconnu de ses habitants. Si aujourd’hui, le portrait de Sophie Taeuber-Arp illustre fièrement les billets de 50 francs, en 1916 les zurichois étaient loin de s’imaginer qu’un mouvement international était en train d’immerger dans l’une des maisons de la vieille ville. D’ailleurs, ils ne savaient pas non plus qu’au même moment, au numéro 14 de la même rue, un certain Vladimir Ilitch Oulianov était en train préparer sa révolution. Mais ça, c’est une autre histoire.
Manifeste du dadaïsme
Dada est partout et « Tout est dada » selon Tristan Tzara. Mais quel mal du siècle se cache réellement derrière ces quatre envoutantes lettres ? Les fondateurs du mouvement se rebellent contre les normes aussi bien dans la sphère artistique qu’à l’encontre de la situation politique. Pour eux, le formalisme et la logique sont responsables du début de la guerre, donc la seule chose qui reste à faire devant la totale absurdité du conflit mondial est de créer un monde qui délaisserait les normes, irait au-delà des limites. Bercés par l’esthétisme, la spontanéité, l’ironie et le hasard, ils dénoncent également les principes établis de l’art bourgeois, en remettant en cause la notion même d’une œuvre d’art. Ils veulent transgresser les règles pour sortir de ce cercle vicieux des codes et pragmatismes. Pour les dadaïstes, le langage se doit déconstruit avec des répétitions dénudées de sens. Finalement, la poésie peut également se faire avec des collages de mots découpés dans les magazines. Et pourquoi pas ? L’art peut être également ready-made, qui consiste à détourner des objets du quotidien pour en faire des œuvres d’art par la simple volonté de l’auteur. Oui, oui, la fameuse fontaine de Marcel Duchamp en est un illustre exemple. C’est donc une contestation contre l’époque par le grotesque, l’ironie, l’humour et l’absurde qui se lit dans le mot « dada ». D’ailleurs, le doute plane sur l’origine de ce nom. Certains affirment que c’est un mot universel prononcé par les enfants, d’autres que c’est une référence au logo d’un producteur de savon de l’époque, peut-être la répétition de l’affirmation en russe « da » ou alors un mot trouvé en ouvrant le dictionnaire sur une page au hasard ? Tout peut faire sens dans ce mouvement en opposition au sens.
Au-delà des frontières
Si le dadaïsme zurichois était connu seulement par une élite culturelle locale, il a rapidement traversé les frontières pour trouver des héritiers dans le monde entier. Propulsé par les manifestes, revues, lettres et ses férus ambassadeurs, le cosmopolite dadaïsme est rapidement repris dans d’autres villes. Alors qu’en France, André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault adhèrent rapidement aux principes de l’ironie et de la provocation, c’est l’Allemagne qui assiste à une effervescence grandiose et bien plus révolutionnaire. Berlin voit d’ailleurs la première exposition internationale en 1920. Porté par Jean Arp et Max Ernst, il sort de la capitale allemande vers d’autres villes avant s’envoler plus loin vers les Pays-Bas, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie ou encore la Géorgie. Si le dadaïsme littéraire avec ses jeux de langage loufoques est très présent en Europe, les États-Unis voient surtout une étendue des arts plastiques. Les figures célébrissimes aujourd’hui, Man Ray, Marcel Duchamp et Francis Picabia, français qui ont fui la guerre, en sont ses premiers adhérents sur le sol américain. Si elle était rapide et impertinente, cette expansion crée également des divergences dans les idées et positions, sciant de plus en plus les groupes et les pays. Finalement, après une série d’événements précurseurs, la fin officielle du Dada est prononcée en 1921, dans la revue belge Ça ira !. Cela dit, le Dada est mort, vive le Dada, puis que le mouvement a donné naissance à d’autres courants artistiques comme le surréalisme ou encore le pop art.
Et le fameux Cabaret Voltaire ? Il a fermé ses portes seulement 5 mois après l’ouverture, pour « tapage nocturne et tapage moral » a-t-on dit. Lequel était plus dérangeant ? Jusqu’au début du XXIe siècle, ce lieu emblématique est tombé dans l’oubli au point où une assurance suisse a pu acquérir le bâtiment pour le transformer en logements et magasins. En 2002, un squat spontané d’artistes réussit à sauver le Cabaret d’une transformation immédiate, médiatisant le débat. Le centenaire approchant rajoute de l’huile dans le gaz et finalement ce berceau de l’un des plus importants courants du XXe siècle redore ses lettres de noblesses. Café/bar, salle d’exposition et librairie artistique se sont depuis réapproprié les deux étages du bâtiment, alors que deux chaises de camping marquent le coin où Tristan Tzara et Hans Arp passaient les soirées à révolutionner la sphère culturelle.