La cinétique d’Alexander Calder, le ready-made de Marcel Duchamp, l’alphabet pictural d’Auguste Herbin, les fils de fer de Walter Bodmer, l’esprit Dada, la remise en cause de l’académisme et hommage à l’avant-garde abstraite, tout en se définissant comme réaliste, composent le style et les aspirations de Jean Tinguely. Partant de l’abstraction géométrique pour aller au-delà de l’état statique de ses créations, il est indéniablement attaché au principe du mouvement. Ce dernier est l’essence même de ses œuvres, qui les rend à la fois infinies et éphémères. Des roues hydrauliques dans les ruisseaux bâlois aux machines précurseurs du style de steampunk, la vie en pignons de Jean Tinguely.
Le futur sculpteur de la ferraille et artiste de récupération naît à Fribourg en 1925, avant de rapidement déménager à Bâle, dans le quartier animé de Gundelding. Se disant tantôt bâlois, tantôt fribourgeois, il s’intéresse au monde alors chamboulé par des conflits mondiaux, fréquentant les cercles de réfugiés politiques et d’artistes exilés en Suisse. A 15 ans il essaye même de rejoindre l’Albanie pour aider les Grecs dans leur résistance face aux fascistes italiens, mais manque de chance, il est arrêté avant même d’avoir quitté le Tessin. Retour à la maison ! Sa deuxième passion sont les forêts, non pas pour admirer la nature, mais pour la faire interagir avec ses constructions. Il réalise ainsi, sans même le savoir, les premières installations dans un style qui lui vaudra plusieurs invitations aux Expositions Universelles. Mais n’allons pas trop vite, à cette époque, Jean ne met en place qu’un enchaînement de roues hydrauliques dans un petit ruisseau, dont le courant actionne un système de marteaux qui frappent des vieilles boites de conserves et autres déchets. Une suite sonore pas forcément très mélodique, mais qui fracasse indéniablement la paisibilité helvétique. L’eau, le bruit et le mouvement seront encore longtemps de fidèles leitmotivs de la mécanique poétique de Jean Tinguely !
De Bâle à Paris
En conflit perpétuel avec ses parents et pas très assidu à l’école, Jean Tinguely débute un apprentissage de décorateur chez Globus en 1941. Ses vitrines se distinguent des autres, plus insouciantes, dynamiques et rotatives, elles s’animent grâce à des roues métalliques. Mais le manque de ponctualité et de discipline de leur créateur lui vaudra un licenciement immédiat. Il finira quand même sa formation, mais chez Joos Hutter. C’est d’ailleurs lui qui poussera fortement le jeune apprenti à suivre régulièrement ses cours à Kunstgewerbeschule. « C’est le nouveau choc de l’art contemporain et la découverte de l’art en soi, la présence de l’art » dira un jour le bâlois de son école d’art. S’il se passionne tout naturellement pour le Bauhaus, le dadaïsme et le travail de Kurt Schwitters, Marcel Duchamp ou encore de Paul Klee, l’enseignement du classique ne l’intéresse pas. Cela dit, il aura un rôle fondamental sur l’ensemble de son œuvre. Comme est-ce possible ? Tout simplement par réfraction. S’il travaille ardemment sur les peintures à l’huile, raclant la toile jusqu’à son usure, il est incapable de statuer le moment où celles-ci sont achevées. Il veut en permanence remettre une couche ou au contraire retirer la couleur encore molle ! Une solution à cette pétrification ? Le mouvement ! Débute alors le fanatisme de sculptures mécaniques en action, turbulence, balancement, agitation, effervescence et secousses. C’est donc avec ce principe aussi philosophique que cinétique, que l’artiste, fraîchement marié avec l’une de ses camarades de classe, Eva Aeppli, s’installe à Paris en 1952.
Finalement, « travailler avec le mouvement, c’est organiser l’éphémère », comme expliquait Jean Tinguely.
Méta-matics parisiens
Si sa frustration pour l’art statique grandit, Jean Tinguely n’y est pas fondamentalement opposé. Au contraire, il s’appuie dessus pour créer ses nouvelles sculptures mobiles. Ainsi, dans les années 50 naissent plusieurs séries, comme Méta-Malevitch, Méta-Herbin ou Méta-Kandinsky. Vous aurez deviné, comme leur nom indique, les compositions abstraites aux références géométriques sont mises en mouvement par des mécanismes. Les pièces deviennent vivantes ! Mais progressivement la référence à l’art laisse place à la mécanique pure. C’est décidé, le sculpteur veut travailler sur le désordre des machines ! Même son manifeste, Für Statik (Pour la statique) débute par : Tout bouge, il n’y a pas d’immobilité. Pour la petite anecdote, l’artiste aurait lancé près de 150 000 tracts de celui-ci depuis un avion au-dessus de Düsseldorf en 1959 ! Intrépide, non ? Mais revenons quelques années en arrière, pour mieux comprendre l’univers que Jean Tinguely confectionne.
Il n’est bien entendu pas le premier à se pencher sur la sculpture en mouvement. D’ailleurs, en 1955 une large exposition est dédiée aux sculptures mobiles qui réunit entre autres les œuvres cinétiques de Marcel Duchamp, Alexander Calder, Yaacov Agam, Jesús-Rafael Soto et Jean Tinguely à la galerie Denise René, mais c’est une autre histoire. Retour à l’art Tinguely. Il n’est pas non plus le premier à utiliser les matériaux de récupération dans ses créations, devancé par Arman, César ou l’art brut. Il est cependant le premier à associer ces deux tendances pour créer un style unique et si reconnaissable. Ainsi, à l’opposé de l’académisme de l’art et du culte du neuf, il fait des œuvres à partir de vieux objets, qui ont déjà accompli leur mission première ou qui se dévoilent dans un emploi complètement aberrant. Du recyclage avant qu’il ne devienne mainstream ! Comme le bruit est une composante indéniable de tout mécanisme, Jean Tinguely décide d’en faire une facette de son art à part entière. Ainsi, plutôt que de le masquer, il l’accentue, le rendant plus spectaculaire encore. Ses créations gémissent, crépitent, grésillent, dégagent des odeurs ou de la fumée, tremblent et soupirent, bref un joyeux bazar de fête foraine ou du carnaval de Bâle, si cher à Tinguely. Bref, des machines totalement inutiles à l’ère du développement de la machinerie des Trente Glorieuses ! Quelle audace !
Si initialement ses machines sont de l’art tout simplement par leur existence, elles commencent à produire elles-mêmes de l’art. Tinguely en crée toute une série de ces artistes en ferraille nommés Méta-matics. La plus connue est surement la numéro 17, qui a attiré tous les regards lors de la Biennale de Paris de 1959. Les dessins sont alors librement distribués à tous les visiteurs. Aujourd’hui, on se poserait la question si ces feuilles sont de l’art et si oui, de qui, Tinguely ou la machine?, mais à l’époque c’est simplement une attraction drôle et légère. D’ailleurs, le sculpteur fait d’autres démonstrations abracadabrantes aussi bien à l’intérieur du Musée d’art moderne que dans la cour (et oui, vous avez certainement vu ces clichés de Tinguely avec un appareil au rouleau de papier de toilette avec vue sur la tour Eiffel !) qui attirent la curiosité des spectateurs et les foudres des autres exposants. L’artiste ira encore plus loin en 1960 durant son happening au jardin du MoMA à New York : une machine composée de récup’ des décharges et brocantes du New Jersey, dont le seul objectif est de s’autodétruire. Certes, d’une façon longue de 27 minutes et très spectaculaire avec fumée, étincelles et rugissements, mais il s’agit tout de même d’un suicide à l’époque de la technicisation de la société. Des machines éternelles qui survivront à l’homme, disaient-ils, finalement Tinguely montre qu’une machine peut également mourir ! L’œuvre est éphémère, retour aux poubelles assuré. Il va en réaliser d’autres, peut-être pour se réconcilier avec la technologie ou prouver la fin possible des appareils, à la suite du traumatisme vécu adolescent durant le bombardement à Bâle ? Ou tout simplement se questionner si la technologie aurait pu être autre chose ?
D’ailleurs, dans la même année, le 27 octobre 1960, un manifeste des Nouveaux Réalistes sera signé par un groupe d’artistes, dont Jean Tinguely, Arman, Yves Klein et une certaine Niki de Saint Phalle.
Niki et Jean
Alors qu’ils se sont rencontrés en 1956 pour la première fois, les deux artistes font entretenir une relation amoureuse et artistique longue d’une vie. Lui joue avec ses ferrailles mécaniques, elle conçoit des gigantesques sculptures aux formes rondes, presque enfantines. Ils débutent alors par s’influencer mutuellement. Des mécanismes apparaissent dans les sculptures de Niki, Jean crée la géante Eurêka pour L’Exposition nationale suisse de 1964, qui marque le début des œuvres peintes en noir du sculpteur. Si les différents composants sont moins visibles, le mouvement est plus uniforme. Un succès fulgurant pour cette machine inutile au nom paradoxal, qui est aujourd’hui installée au Zürichhorn ! Ensuite, débute une véritable collaboration entre les deux artistes, dont les projets communs fleurissent. Hon au Moderna Museet de Stockholm en 1966, Le Paradis Fantastique pour L’Exposition universelle de 1967, la Fontaine Igor Stravinsky à Paris en 1983 et l’œuvre monumentale à Milly-la-Forêt, Cyclop, pour n’en citer que quelques-uns. Bonnie & Clyde de la sculpture contemporaine !
Différents expositions internationales et projets d’envergure s’enchaînent pour Jean Tinguely, mais le dernier tournant artistique porte surement le nom de Mengele-Danse macabre. Alors que l’artiste sort du coma après une opération du cœur en 1985 à Berne, l’année suivante il assiste à un fulgurant incendie de la ferme de ses voisins à Neyruz. Quelques jours plus tard, il extrait des restes de poutres et machines calcinées pour créer une œuvre de trois mètres sur quatre et demi. La thématique de mort devient ainsi plus explicite.
Le dernier voyage de Jean Tinguely est symboliquement à bord du Le Safari de la Mort Moscovite sur la place Rouge. Réalisée à partir d’une automobile Renault, ce drôle de véhicule aux engrenages géants et têtes de mort est l’apothéose de l’art cinétique de l’artiste. Mouvement dans tous les sens du terme ! Finalement, après une dernière exposition à la Kunst Haus Wien l’artiste s’éteint en 1991 à Berne, des suites d’une crise cardiaque.
Le dernier hommage à cet artiste excentrique n’est rendu par personne d’autre que Niki de Saint Phalle, qui a légué près de 50 de ses œuvres au Musée Tinguely, inauguré à Bâle en 1996. Mais c’est à Fribourg, que leurs deux destins resteront liés à jamais dans l’Espace Jean Tinguely – Niki de Saint Phalle.