ArtSwissness
13 juillet 2021

Alberto Giacometti, l’art au fil des têtes

par Eugénie Rousak


Le Nez, Giacometti et Annette ©Giacometti Stiftung

Créateur du pas le plus célèbre dans la sculpture, Alberto Giacometti fait indéniablement partie de ce cercle restreint des innovateurs avant-gardistes.

Figurant avec son iconique L’Homme qui marche sur les anciens billets de 100 francs suisses, ce grison bascule et réinvente les codes artistiques tout au long de l’évolution de sa vision. Alors que ses créations chavirent vers le classicisme, le cubisme, le surréalisme ou encore son propre toucher filiforme, une seule chose demeure : son envoutement pour la tête et le corps humains. C’est la biographie de l’helvète qui a su capter la fragilité de l’éphémère dans ses silhouettes étirées.

Si le nom Giacometti est surtout associé avec Alberto, c’est un véritable clan d’artistes qui se dévoile derrière ces 10 lettres. Un épicentre créatif du Borgonovo dans le Val Bregaglia où le futur sculpteur a su prendre son élan !  Il y a d’abord le père, Giovanni, l’un des représentants les plus connus du postimpressionnisme suisse. Né en 1868 à Stampa, il a passé quelques années en Allemagne, en France et en Italie avant de revenir dans les Grisons et épouser Annetta Stampa. Ensuite, viennent les trois frères et leur unique sœur. Alberto nait en 1901, Diego l’année suivante, Ottilia en 1904 et le petit dernier Bruno en 1907. Les deux ainés, tous les deux peintres et sculpteurs, traverseront la vie coude à coude, travaillant ensemble dans leur atelier parisien. La seule différence tient dans le fait qu’Alberto se fascinera pour l’homme, alors que son cadet se prendra d’affection pour le règne animal. Filleul de Ferdinand Hodler, Diego sera le pilier indéfectible et un soutien permanent durant toute la vie de son frère. L’unique fille de cette fratrie ne sera pas artiste elle-même, mais deviendra leur modèle très patiente, capable de poser les heures durant. Et qu’est-ce que ça pouvait être pénible ! D’ailleurs, son fils, Silvio Berthoud, se prêtera également au jeu pour son illustre oncle ! Mais c’est une autre histoire. Finalement, le petit dernier du clan, Bruno, suivra aussi la voie de la créativité, mais travaillera dans l’architecture.

Alberto Giacometti dans son studio Photo: Émile Savitry ©Giacometti Stiftung
Famille Giacometti, Photo: Andrea Garbald ©Giacometti Stiftung

Celui qui deviendra LE Giacometti

Son père crée sans cesse dans l’atelier-garage de la maison familiale. Son parrain, le peintre symboliste Cuno Amiet lui montre sa technique. Son oncle, Augusto Giacometti s’expérimente avec l’art ornemental. Les amis artistes de ses parents rendent régulièrement visite à la famille à Stampa. Dans cette atmosphère percée de créativité et échanges artistiques, Alberto Giacometti n’a pas vraiment d’autre choix que de s’engouffrer lui aussi dans cette machine d’expression de soi. Bercé par les paysages grisons et la beauté de la nature abrupte de sa région natale, il commence très tôt son parcours de peintre et sculpteur. Dès le plus jeune âge, sa virtuosité se remarque. Rien que de plonger dans sa Nature morte aux pommes ou la première tête de son frère Tête de Diego sur socle (et combien il y en aura d’autres !), réalisées autour de 1915, quel talent ! À ce moment, le style du jeune prodige est grandement influencé par ce qu’il voit le plus, le travail de ses pères, mais sa détermination est concrète :  il veut être artiste ! La seule question qui demeure : peintre ou sculpteur ? Bien plus tard, en 1963, l’artiste dira : « J’ai commencé avec la sculpture, parce que c’est justement le domaine que je comprenais le moins ».

De la Suisse à la France et vice versa

Alberto Giacometti dans l’atelier, 1957 ©Fondation Giacometti, Paris ©Robert Doisneau
Tête qui regarde et Boule suspendue ©Succession Giacometti (Fondation Giacometti, Paris et ADAGP, Paris)

Débute alors son long périple en quête créative, loin des lacs turquoise et pics rocheux. Alberto Giacometti part d’abord à Genève pour étudier à l’École des beaux-arts. Si ce premier séjour était assez bref, le peintre aura encore l’occasion de découvrir la Cathédrale de Saint Pierre de plus près. Mais n’allons pas trop vite. Nous sommes en 1920, et Alberto accompagne son père à la Biennale de Venise. Lors de ce voyage en Italie, qui durera finalement près d’un an, le jeune homme va s’approprier l’héritage de Rome, découvrant notamment les primitifs italiens. Après cette aventure, le sculpteur décide de s’établir à Paris en 1922, pour intégrer l’Académie de la Grande Chaumière. Finalement, il ne la fréquentera qu’épisodiquement. Rapidement rejoint par son frère Diego, les deux représentants fraîchement parisiens du clan des Giacometti s’installent dans le 14ème arrondissement. Un rez-de-chaussée de 20 mètres carrés au 46, rue Hippolyte-Maindron. La Grotte, comme l’appelait tendrement l’artiste, sera son domicile et atelier aussi étriqué qu’intimiste jusqu’à la fin de sa vie. Une période de découverte des arts et d’expérimentations avec la matière commence alors pour le jeune suisse. D’une rencontre à l’autre, ses penchants esthétiques évoluent. A l’image de ses prédécesseurs, il s’intéresse d’abord à l’art primitif. Puisant son inspiration dans les sculptures africaines, le jeune Alberto réalise toute une série de têtes plates et de corps aux aspirations cubiques. Le trait est encore lisse et les formes sont arrondies, mais les portraits et silhouettes commencent à s’étirer dans les mains du maître. D’ailleurs, c’est également avec ces œuvres que le suisse se présentera au public français, au Salon des Tuileries. Et s’aventurera dans le surréalisme aussitôt. Sa Tête qui regarde suscite l’intérêt du groupe mené par André Breton en 1929, alors que la Boule suspendue de 1930 confirme cette nouvelle direction de Giacometti. Avec ses créations d’objets absurdes, sans utilité et à fonctionnement symbolique, il rejoint officiellement le mouvement en 1931 et en sera l’un des seuls sculpteurs. Paradoxalement, c’est également une tête qui va le conduire à l’exclusion du groupe en 1935. Et pas qu’une ! Fasciné par cette partie du corps humain et des mystères qui se cachent dans les yeux, le sculpteur reprend sa recherche sur modèle. Cette quête de la représentation de la réalité est en contradiction avec le principe même de ce mouvement. Le choix sera rapidement fait ! Pendant que ses œuvres surréalistes attirent les regards lors de nombreuses expositions, l’artiste veut justement le sculpter dans la pierre et le bois. La mort de sa sœur en couche en 1937 et le début de la Seconde Guerre Mondiale, poussent Alberto Giacometti à revenir à Genève, où il retrouve sa mère et son unique filleul, Silvio.

Le gouffre du minuscule

Alberto Giacometti tenant Trois hommes qui marchent I (grand plateau), 1948 
©Succession Giacometti (Fondation Giacometti, Paris et ADAGP, Paris)

Les années 1935 jusqu’à 1946 sont une période charnière pour l’artiste. La plus étendue et profonde de son processus de création, cette crise est une remise en cause radicale de sa vision. L’enchainement rapide de mouvements a conduit à la perte de sa propre identité. À travers cette introspection et évolution artistique, le sculpteur veut se libérer de ses codes pour ne représenter que la réalité. Dans sa façon de percevoir le monde, il représente les modèles tels qu’il les voit, de loin. Un réflexe intuitif qui réduira progressivement la dimension de ses sculptures. « Une grande figure était pour moi fausse et une petite tout de même intolérable et puis elles devenaient si minuscules que souvent avec un dernier coup de canif elles disparaissaient dans la poussière » disait-il. L’anecdote veut qu’il se balade dans les ruelles genevoises avec ses statuettes dans une boîte d’allumettes. Seules les minuscules figurines placées sur des immenses socles, parfois plusieurs fois leur propre taille, survivront à la destruction méthodique de l’artiste, insatisfait de son travail. Finalement, Alberto Giacometti parviendra à rompre ce processus lilliputien avec la création de la Femme au chariot en 1945. Libéré de l’effet de loupe inversée, l’artiste retourne à Paris. Mais son style sera transformé pour toujours. Si ses figurines gagnent en hauteur, elles restent fines, presque fantomatiques, aux corps et visages étirés et filiformes. « Jamais volontairement je ne voulais faire des sculptures allongées, ni minces ! Je voulais faire toujours au plus proche possible de ce que je voyais. Malgré moi, tout à fait malgré moi, elles devenaient allongées, comme avant minuscules. Elles ne devenaient vraies que minuscules ou allongées, je me suis battu contre cet allongement pendant des années… » expliquait Alberto Giacometti à la presse. De cette quête naît une représentation unique d’une fragilité aux traits réduits à l’essentiel. Les années 50 sont extrêmement fructueuses pour l’artiste, qui produit des œuvres qui deviendront sa carte de visite à travers les âges… et se classeront dans les premières lignes des sculptures les plus chères de l’histoire. L’Homme qui marche I vendue pour plus de 100 millions de dollars en 2010 ou L’Homme au doigt à plus de 140, cinq ans plus tard, pour n’en citer que quelques-unes.

Cette nouvelle façon de voir la sculpture attire le public. Expositions et rétrospectives se multiplient dans les plus importants musées du monde. La plus symbolique est surement sa participation à la Biennale de Venise de 1962. La boucle est bouclée.

Mais sa santé se dégrade. Si Annette, son épouse depuis 1949, et son frère Diego ont été ses têtes au long de sa vie, le dernier modèle de Giacometti est le cinéaste et photographe, Eli Lotar. Le sculpteur des silhouettes étriquées s’éteint le 11 janvier 1966, laissant derrière lui un immense héritage de bronzes, plâtres, peintures et estampes. Mais si le créateur n’est plus, l’Homme continue sa marche.

L’homme qui marche ©Succession Giacometti (Fondation Giacometti, Paris et ADAGP, Paris)
Buste d’homme (Lotar II) ©Succession Giacometti (Fondation Giacometti, Paris et ADAGP, Paris)