Journaliste, photographe, ingénieur, promoteur immobilier, bâtisseur, mécène, entrepreneur, officier des Arts et des Lettres, membre de l’Académie des beaux-arts, époux, père, visionnaire, tant de rôles pour décrire ce grand homme : Léonard Gianadda. « J’ai vécu mille vies et j’ai eu la chance de bien les vivre » a dit-il dans une interview à l’Illustré en 2019. Commençons par la première.
De l’Italie à la Suisse
L’histoire familiale commence en Italie avec son grand-père paternel, Baptiste. Contraint de partir de son Piémont natal pour chercher une meilleure vie de l’autre côté du Simplon, il est arrivé à pied à l’âge de treize ans en Suisse. Décision difficile, mais qui a permis de sortir de la misère. Montrant une indéniable volonté de provoquer son destin, il a transmis la valeur de la force de travail à son fils Robert et ses petits-enfants Madeleine, Jean-Claude, Pierre et Léonard. Ces principes familiaux fondateurs se sont ensuite concrétisés dans l’éducation stricte de Léonard que cela soit à la maison ou au Collège de l’Abbaye de Saint-Maurice. L’intelligence du jeune valaisan est d’ailleurs rapidement remarquée par ses professeurs, l’un d’eux a notamment écrit « Il peut et doit faire de sa vie quelque chose de grand et de beau » … Et il avait vu juste, même si cette annotation ne sera lue que des années plus tard par le principal concerné. Nous sommes en 1950 et un voyage se prépare à Martigny.
Patrimoine visuel d’une époque qui n’est plus
Adeline Darbellay décide d’amener ses deux fils, Pierre et Léonard, en Italie ! Leur première exploration ! S’il était difficile de porter un nom à connotation italienne durant la Seconde Guerre Mondiale, la fin du conflit marque l’apaisement des tensions et l’ouverture des frontières ! Âgé alors de 15 ans, le jeune octodurien va ainsi découvrir la beauté de son pays d’origine avec son architecture gothique, son patrimoine archéologique, ses œuvres des plus grands et son héritage culturel ! Un voyage qui pose la première pierre de son amour pour l’art et la découverte du monde ! Il est également marquant car c’est justement en Italie, que Léonard fait la connaissance de Ken Matthews, qui l’initiera à la peinture avant de l’inviter aux USA l’année suivante. New York, Washington, la Pennsylvanie, Chicago et même Cuba, sous Batista, s’enchaînent devant les yeux et la caméra du jeune adolescent, qui commence à documenter ses découvertes. Une passion débute et va indéniablement guider les prochaines années de sa vie, même si en parallèle, il s’inscrit au cursus à l’EPUL, l’ancienne appellation de l’EPFL. A 22 ans, il devient le premier correspondant en Valais pour la TSR.
S’il réalise des reportages sur l’actualité locale, comme le premier vote communal des femmes en Valais, il s’aventure également à la découverte des Hommes et du monde, avec ou sans sa carte de presse. Durant cette période, il rencontre notamment Georges Simenon, dont il tire les portraits en se baladant dans les ruelles lausannoises. Petit spoiler, c’est en déposant les clichés chez l’éditeur, que le jeune valaisan rencontre Annette Pavid. Quelques années plus tard, elle va rejoindre le clan des Gianadda. Mais restons en 1957. En août, le reporter-photographe se rend en URSS pour illustrer le Festival mondial de la jeunesse. Il fera plus de 1000 photos, véritable témoin de la jeunesse soviétique ! Pour la petite histoire, elles seront publiées dans un livre par la Fondation Pierre Gianadda et affichées au Musée Pouchkine des années plus tard. Le monde semble sourire au jeune homme, un tournant est sur le point de se produire. Durant ce voyage, il fera également le portrait du dirigeant hongrois János Kádár avec un drapeau suisse sur la poitrine. Un véritable scandale éclate autour de ce cliché en Suisse, ce qui pousse le jeune valaisan à se détourner du reportage presse. Chapitre journalistique clos. Néanmoins, il conserve sa passion pour la photographie. Une véritable bibliothèque visuelle de son temps, témoignage de son époque, est ainsi rassemblée par le jeune suisse. Tant d’instants, de lieux, de visages transformés depuis, mais immortalisés pour toujours sur ses pellicules. Il shoote durant ses quatre mois à bord d’une Volkswagen Coccinelle (oui, oui, celle avec le petit drapeau helvétique sur la vitre arrière) lors l’exploration de la Méditerranée avec Pierre, les 28 pays traversés durant son voyage de noces avec Annette, bref, une véritable capsule temporelle !
Les débuts de la Fondation
Il est temps de parler de la Fondation. En obtenant son diplôme, Léonard Gianadda s’associe avec son camarade de classe Umberto Guglielmetti et ouvre un bureau d’ingénieurs à Martigny. Ainsi débute le chapitre de l’empire immobilier, fortement bouleversé par un enchaînement de tragédies dans la vie de Léonard. Dans les années 70, il perd ses parents. Son père d’une embolie en 1972, sa mère dans un accident de train l’année suivante. En 1976, c’est Pierre qui succombe aux blessures après un accident d’avion. « C’était un ami, en plus d’un frère » dira-t-il dans une interview filmée.
C’est également à cette période, que le bâtisseur a un projet assez fou pour la région, la Tour Belvédère. Septante-deux appartements répartis sur seize niveaux ! Grandiose, non ? Mais, coup de destin, les fouilles archéologiques permettent de retrouver un temple gallo-romain, trois mètres sous terre ! Et même si le Canton octroie la permission de bâtir, il est inimaginable de construire dessus pour ce passionné d’archéologie. La décision est prise : le projet immobilier devient musée pour conserver ce patrimoine de Martigny et perpétuer le souvenir de son frère de façon tangible. C’est le début de la Fondation Pierre Gianadda, ouverte 19 novembre 1978, le jour des 40 ans de Pierre.
La petite ville sur la carte européenne de l’art
Si la Fondation était initialement dédiée aux vestiges de bronze, le visionnaire Léonard pensait peut-être organiser des expositions d’art ou des concerts de musique un jour. Sur les plans, il avait même retourné les escaliers pour adapter le bâtiment à cette potentielle utilisation. « L’idée était de construire un musée gallo-romain avec pour seule prétention d’animer quelque peu la ville. Jamais je n’ai imaginé que les choses prendraient une telle ampleur. Même dans mes rêves les plus fous » a-t-il expliqué durant une interview à l’Illustré. Mais la première exposition a bien eu lieu en 1978. Le titre ambitieux, Cinq siècles de peinture, n’a pas empêché un flop… un véritable flop… vraiment un véritable flop. « La moitié des œuvres étaient des faux et l’autre moitié des croûtes » annonçait un article dans le 24 heures. Arrêter les expositions ? Fermer la Fondation ? Casser la figure au critique d’art, même si objectivement il a raison ? Absolument pas ! Léonard Gianadda a persévéré, provoquant le destin. Plus encore, il a invité ce critique d’art pour l’accompagner dans cette nouvelle aventure visuelle et artistique. Quelle remise en question, modestie et volonté, n’est-ce pas ! Le résultat ? 10 millions de visiteurs en 40 ans et l’inscription de la ville du coude du Rhône sur de la carte européenne de l’art ! Les trésors des musées du monde et les perles qui ne quittent pratiquement jamais des collections privées se sont enchaînés sur les cimaises de la Fondation. Le Déjeuner des canotiers en 2004, la statue du Discobole, le lanceur de disque, en 2014, Impression, soleil levant en 2017, Le Pont de l’Europe en 2021, pour ne citer que quelques exemples. En parallèle, une saison musicale pour profiter de l’acoustique du bâtiment, le musée de l’Automobile et une collection d’œuvres grande taille éparpillées dans la paisibilité du parc adjacent. L’art est également sorti des murs de la Fondation, pour s’éparpiller dans la ville de Martigny en habillant une vingtaine de giratoires.
Si une grande partie du temps et de l’énergie de Léonard Gianadda était entièrement consacrée à la Fondation, l’entrepreneur était également à la tête de deux autres institutions, la Fondation à but social Annette et Léonard Gianadda, créée avec son épouse en 2009, et la Fondation Léonard Gianadda – Mécénat, qui promeut les actions de soutien depuis 2019 et gère désormais l’ensemble de ses biens.
Les adieux à Léonard Gianadda
Mais le 3 décembre 2023, ces trois fondations, ainsi qu’une ville entière, sont devenues orphelines. Symboliquement, un dimanche. Bien qu’inévitable à la suite de l’annonce du cancer qui l’atteignait, ce départ était brusque et soudain. Mais comme à ses habitudes, le visionnaire avait tout prévu : funérarium d’Octodure (qu’il a lui-même construit !), la veille à la Fondation, l’enregistrement de sa propre voix diffusé durant les obsèques à l’église de Martigny-Bourg et finalement le repos éternel aux côtés d’Annette dans le jardin du souvenir, partie privée du jardin de sculptures. A la question « Est-ce que la Fondation Gianadda peut avoir la même aura internationale sans Léonard Gianadda », Léonard Gianadda a répondu « Non », mais a tout de même préparé les expositions jusqu’à 2027. Comme à son habitude.
Selon la tendance actuelle, les nouvelles générations changeront une dizaine de fois de métier au cours de leur vie. Finalement Léonard Gianadda était un précurseur.
