Portrait
08 août 2023

Nicolas Bouvier – Voyager pour écrire ou écrire pour voyager

par Eugénie Rousak


© Hoebeke | STR – Keystone | Thierry Vernet

Se hissant à côté de Jack Kerouac, Joseph Kessel ou encore Jack London, Nicolas Bouvier est entré dans l’histoire littéraire avec ses récits du monde, au fil de levés et couchés de soleil, des histoires derrière les visages, musiques éphémères et des tremblements de vie.

Écrivain, poète, iconographe et photographe, les facettes de Nicolas Bouvier sont nombreuses. Mais chacune de ces occupations est alimentée par une seule et même passion, celle du voyage. S’il vivait aujourd’hui, Nicolas Bouvier serait sûrement qualifié de digital nomad et partagerait ses histoires, photographies de route, musiques et émotions sur internet. A son époque, il est devenu l’avant-gardiste du travel writing avec ses journaux de bord, les croquis de son ami Thierry Vernet et les iconographies repêchées dans les étalages des bibliothèques. Couchées sur papier des années plus tard, ses péripéties sont devenues des invitations à l’exploration et à la découverte pour toute une génération de lecteurs. 

Nicolas Bouvier et Thierry Vernet en 1953, en Turquie. ©DR

Le Suisse d’espace nomade

Pour comprendre l’art de voyager mêlé à l’art de vie cosmopolite de Nicolas Bouvier, il faut débuter à Genève. Nous sommes en 1929, l’année de naissance du dernier enfant des Bouvier au Grand-Lancy. Son père, Auguste-Adolphe Bouvier, est bibliothécaire, sa mère Antoinette Maurice vient d’une famille de musiciens. L’enfance de Nicolas sera donc bercée par les lettres et les notes, tantôt sur la Côte avec son grand-père paternel Bernard Bouvier, professeur à l’Université de Genève, tantôt à Allaman avec son grand-père maternel Pierre Maurice, compositeur. A travers des heures et des heures de lecture, le jeune Nicolas se passionne pour tout, de la peinture aux atlas géographiques, des paysages helvétiques aux récits d’outremer, de la linguistique aux discussions politiques. Et il rêve, en suivant les empreintes de Croc-Blanc, emporté par les tourmentes des aventures de Phileas Fogg ou encore en embarquant sur le bateau Hispaniola avec Jim Hawkins pour partir à la recherche de l’Ile au trésor.

Après la fin de sa scolarité à l’école Brechbühl, qui deviendra Collège de Genève, il intègre les Lettres et le Droit à l’Université de Genève. Mais la Suisse devient trop petite pour ses rêves. Encouragé par son père, il prend la route, enfin les routes. La région méditerranéenne, le nord dans la Laponie, le sud de l’Afrique, les Balkans et Istanbul s’offrent à lui lors de ses premiers voyages. Alors que les chemins et destinations s’enchainent, son cercle d’évasions s’agrandit. Porté par cet amour pour la découverte, il commence à documenter ses premières contemplations. Ce ne sont que des notes intimes et premiers textes personnels, mais il commence à saisir le sens de voyage et de monde. En parallèle, il publie quelques-uns de ses textes dans des journaux, donnant un côté reportage à ses périples. Ce n’est qu’un prélude de ses futures années. Symboliquement, il est déjà sur la route de son premier long voyage, quand il obtient son diplôme. Le premier chapitre a ainsi débuté !

Sur la route de Téhéran, avec le pont du Kizil-Hauzen, avril 1954, photos de Nicolas Bouvier

Entre orientalisme et nipponisme 

Dévoré de curiosité pour tout, sa première grande traversée va le mener de la Yougoslavie à l’Afghanistan. C’est justement ce premier voyage avec son nombre incalculable de rencontres, de discussions, d’échanges et d’anecdotes culturelles qui fera de lui un auteur-voyageur déraciné, devenant la genèse de son ouvrage L’Usage du monde, publié en 1963. Il relatera ces découvertes à travers les chronologies, descriptions des étapes, commentaires, cartes et croquis. Mais n’allons pas trop vite, nous sommes en 1953, Nicolas Bouvier décide de repartir avec son ami dessinateur Thierry Vernet. Ensemble, ils chargent leurs affaires dans une Fiat Topolino, qui leur servira de maison les prochains mois. Le voyage est planifié sur les traces des civilisations anciennes, entre mythologie et anthropologie. Belgrade, Constantinople, Giresun, Maku, Téhéran, Kerman, Kandahar, que des noms exotiques les attendent ! Si leurs économies leur permettent de débuter rapidement, les deux amis doivent ensuite gagner leur vie sur place. Comme disait Bouvier, ils avançaient encore plus lentement que Marco Polo ! Mais les deux compagnons de route savourent cette lenteur. Ce rythme modéré leur permet de prendre le temps, le temps de faire des amitiés de passage, de se mélanger aux êtres, de s’imprégner de la culture et finalement faire partie des paysages colorés. Du temps aussi pour poser sur papier, en mots ou traits de crayons, ces émotions, empreintes et mémoires, voire de remettre même en question les civilisations occidentales et réalités européennes. Cette aventure en duo va s’arrêter à Ceylan en 1955. Alors que son fidèle ami se marie et rentre en Suisse, Nicolas décide de continuer sa route vers l’Inde. Seul. 

Carte du voyage de Nicolas Bouvier, réalisé en 1953-1954, et raconté dans son récit autobiographique L’Usage du monde (1963). © Donatien Roche, license CC BY-SA 4.0

Si la première partie du voyage était légère, presque poétique, Nicolas Bouvier va s’enraciner durant près de sept mois sur cette île au milieu de l’océan Indien. Cloué par la chaleur, les maladies, la solitude, la tristesse, voire la folie de déraison, il ne trouve plus les forces pour repartir. Presque trois décennies plus tard, plongé dans une bibliothèque, il forgera enfin les mots de cette période assez charnière dans Le Poisson-scorpion. Mais restons dans son voyage.

Finalement, en 1955 il embraque sur un paquebot français pour une nouvelle île, le Japon. L’ambiance et le ressenti sont autres, il se fascine pour le Pays du Soleil Levant. Écrivant pour la presse locale, il commence à photographier. Si ses premiers clichés suivent une motivation assez commerciale (la photographie est universelle et, contrairement aux articles, il ne doit pas payer un traducteur), il se prend de passion pour cette nouvelle manière de documenter. Sans surprise, c’est le portrait qui le passionne. « Le visage humain est d’une richesse merveilleuse. D’abord il n’y en a pas deux pareils, n’est-ce pas ? Et puis, c’est inépuisable, la gamme de ce qu’un visage peut exprimer » dira-t-il lors d’une interview. Et il immortalisera les véritables personnages des villes et des campagnes, avec leurs expressions uniques et leurs yeux, plein d’histoires de vie. Et c’est également la fin de son expédition à l’autre bout du monde. Cette dernière étape du périple paraîtra sous le nom Chronique japonaise en 1975.

Images issue du fonds photographique Nicolas Bouvier. © Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne

« Tout m’est venu par le voyage »

Après ces années d’exil et aventures vagabondes, Nicolas Bouvier change son style de vie en s’installant à Genève. Marié avec Éliane Petitpierre et père de deux enfants, il est d’abord happé par la paisibilité de Colony, puis hanté par la nostalgie destructrice de ses périples. Finalement, c’est peut-être le désire de revivre ses expériences encore une fois en les relatant sur papier qui lui permettra de tourner la page… même si ce ne sera pas pour très longtemps. Ses écrits connaissent un succès mitigé à leur première publication et Nicolas Bouvier se concentre sur d’autres activités. Il fait des passages dans les médias, travaille dans les archives de l’OMS, contribue au musée de la Croix-Rouge, etc. Mais les voyages reprennent progressivement, aussi bien en Asie et qu’en Europe. Comme écrira François Laut, son biographe, Nicolas Bouvier « a le voyage en lui, avec des allers pour voir et des retours pour écrire ». Il va ainsi publier d’autres ouvrages, relatant ses nouvelles expériences de vie, comme Journal d’Aran et d’autres lieux, par exemple. Si sa notoriété grandit progressivement avec des prix et l’invitation à l’exposition universelle de 1970, les années 90 marqueront la véritable apogée de son œuvre. Celui qui cherchait la tradition littéraire du récit de voyage va être reconnu pour ses travel writings et sa sensibilité au monde ! Mais dans une lenteur tant appréciée par le genevois, le temps du dernier voyage approche. Après la mort de son compagnon de voyage en 1993, l’écrivain-voyageur s’éteindra à son tour en 1998, laissant derrière lui carnets inédits, des chroniques des derniers voyages, des découvertes intellectuelles et photographiques. Certaines pièces seront présentées à l’exposition Nicolas Bouvier. Le vent des routes, organisée par le MEG à Genève en son honneur, d’autres dans des émissions, discussion, publications. La prochaine rencontre avec l’écrivain-voyageur est sûrement celle au Théâtre de Carouge au mois de novembre 2023. Mise en scène par Catherine Schaub et jouée par Samuel Labarthe, la pièce relate ses premiers périples au volant de sa Fiat Topolino. La voiture avance, le récit également.

Nicolas Bouvier à la TSR en 1996 | Nicolas Bouvier à Saint-Malo en 1990 ©Ulf Andersen – AFP

« Les gens ne voyagent pas parce qu’en voyageant on se charge de souvenirs, on perd des plumes, on perd des illusions, on revient chaque fois plus maigre et surtout on perd les alibis, les alibis qu’on a dans une vie sédentaire. Au lieu de voir sa propre médiocrité en face, on a toujours le loisir ou la possibilité d’accuser la société. C’est la faute des flics ou est la faute des patrons ou c’est la faute des ouvriers ou c’est la faute du système. Quand vous voyagez c’est votre faute » Nicolas Bouvier, RTS

Lire Now !

Le poisson-scorpion
Nicolas Bouvier
Editions Gallimard

L’usage du monde
Nicolas Bouvier
Dessins Thierry Vernet
Edition La Découverte

Chronique Japonaise
Nicolas Bouvier
Editions Payot