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23 avril 2024

Max Frisch, entre engagement et recherche d’identité

par Eugénie Rousak


© FERNAND RAUSSER/Keystone

D’abord journaliste, puis architecte pour finalement devenir écrivain, Max Frisch a eu différents chapitres dans sa vie. Pourtant, la personnalité de celui qui a peint la toile du monde chamboulé par les conflits en revalorisant la littérature germanophone d’après-guerre est complexe.

Ironique et engagé, romanesque et individualiste, contestataire et polémique, il était un intellectuel sensible à son époque et aux questions d’identité personnelle. C’est l’histoire de vie de Max Frisch, l’homme aux lunettes à la Duras, aux sourcils à la Dali et à la pipe à la Magritte.

S’il était profondément ancré dans son époque, Max Frisch a connu le XXe siècle presque dans son intégralité. Né en 1911 et mort en 1991, il suivait l’évolution du monde tantôt depuis sa Suisse natale, tantôt depuis ses différents voyages, tantôt des paroles de ceux qu’il rencontrait sur sa route. Mais retraçons sa vie aux multiples facettes et aux relations nuancées avec ses propres protagonistes.

L’écriture, volet un

Né à Zurich, Max Frisch a baigné dans une atmosphère à la fois influencée par le travail de son père architecte et l’héritage artistique de la famille du côté maternel. Il commence par se tourner vers les lettres, entamant des études littéraires à l’université de Zurich en 1930. Le décès de son père survenu quelques années plus tard le contraint de quitter les bancs scolaires pour des motifs financiers. Il se tourne alors vers le journalisme. Reporter pour le Neue Zürcher Zeitung, le jeune homme s’aventure au-delà des frontières helvétiques. Il découvre ainsi un monde plongé dans l’entre-deux-guerres. A cette époque, Max Frisch publie également son premier roman, Jürg Reinhart : Eine sommerliche Schicksalsfahrt. Un écrivain est-il né ? Pas vraiment, ne se jugeant pas assez talentueux, il abandonne ce chemin littéraire et se tourne vers l’architecture, domaine de son père.

Max Frisch, Freibad Letzigraben, Zürich © Max Frisch-Archiv

Ainsi, il s’inscrit à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) et, une fois diplômé, fonde son propre bureau d’architecte, toutefois Max Frisch ne fera qu’un seul projet de taille. Nous sommes en 1942 et il triomphe dans un concours face à plus de 80 concurrents pour concevoir une piscine publique. Construite en 1949, elle existe toujours à Zurich, désormais sous le nom de Max Frisch Bad. En parallèle, le futur dramaturge continue d’écrire, menant une double vie durant une quinzaine d’année. Il élargit également son cercle de connaissances, fréquentant Bertolt Brecht, Peter Suhrkamp, Friedrich Dürrenmatt et d’autres intellectuels de son époque.

Et il retente de percer dans le monde littéraire avec la publication de son journal Tagebuch 1946-1949. Premier succès, cet ouvrage restera dans les chroniques comme un témoin silencieux des révolutions sociales, artistiques et politiques de ces années. L’auteur y pose un regard sur le monde qui est le sien, sans critique ou parti pris. Cette position de neutralité va évoluer au fil de sa vie.

Max Frisch abandonne l’architecture pour l’écriture. C’est un tournant, une nouvelle vie.

Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt, 1963, Zürich, ©Jack Metzger / ETH Bildarchiv

L’écriture, volet deux

Une nouvelle étape débute alors pour Max Frisch. Un enchaînement de villes, de rencontres, de femmes, de projets et de questionnements internes, qu’il pose ou non sur papier.

S’il refait une version de son premier roman avec le titre bilingue de Die Schwierigen, oder J’adore ce qui me brûle, c’est Stiller, paru en 1954, qui donne un tournant international à sa carrière. L’auteur séduit alors le public et est également félicité par ses pairs, notamment avec le prix Georg Büchner, sacre absolu de la littérature allemande. Le sujet ? Un homme est arrêté à la frontière suisse, soupçonné d’utiliser des faux papiers. Mais quel est donc son véritable nom ? S’il est identifié par les autorités et ceux qui le connaissaient comme étant le sculpteur Anatol Stiller, disparu quelques années auparavant, il répète « Je ne suis pas Stiller ». Serait-ce justement là l’explication de son départ soudain, son épuisement face à la vie qu’il menait, la raison de sa rupture avec ses anciennes relations, son besoin de se libérer de sa vie passée pour ouvrir une page blanche ? Il raconte des histoires, peut-être imaginaires, pour à tout prix ne pas (ou plus) être rattaché à ce Stiller dont on lui parle sans cesse. Il ne veut plus être Stiller, être leur Stiller, un rôle qui arrange bien son entourage, mais duquel il a tant voulu se séparer. Finalement, avec ce changement de vie dans les années 50, Max Frisch ne tirerait-il pas les tourments de Stiller de sa propre expérience ? Surement pas, car comme dit son protagoniste : « On peut tout raconter, sauf sa vie véritable ».

Le fil rouge du double visage entre le soi et le masque imposé par la société ainsi que l’errance géographique et identitaire, va tisser ses prochaines œuvres et personnages. Et les succès vont s’enchaîner, que cela soit les romans, comme Homo faber (1957), dont le personnage essaye de détrôner le hasard au profit d’une rationalisation du monde avec des calculs mathématiques, Mein Name sei Gantenbein (1964), dont le protagoniste s’invente différentes vies et rôles pour échapper à sa réalité, Barbe bleue (1982), dont le héros subit les conséquences de son image publique sur son « moi », ou les pièces de théâtre, dont Andorra en 1961 qui traite de l’antisémitisme, ou Biographie : Ein Spiel (1967) qui présente la vie comme un plateau d’échecs.

Max Frisch, 1986 ©Keystone

« Max Frisch, Citoyen »

De part de son travail d’écriture et le statut d’intellectuel, Max Frisch est amené à être au centre des événements. Ainsi, il est invité par Henry Kissinger à la Maison Blanche pour discuter de la guerre du Vietnam, il rencontre le Chancelier allemand Helmut Schmidt en Chine, il échange avec Uwe Johnson ou encore Günter Grass, alors qu’il habite à Berlin-Ouest. Son regard sur la RDA et réflexions sur l’actualité de cette période seront d’ailleurs relatées dans les pages de son Journal Berlinois 1973-1974. Progressivement, son opinion sur le rôle de l’écrivain évolue. Il dira : « Parfois, je suis moi-même d’avis que tout livre qui n’est pas consacré à empêcher la guerre et à créer une société meilleure et ainsi de suite, est sans raison, vain, irresponsable, ennuyeux, indigne d’être lu, inadmissible ».

Günter Grass et Max Frisch, 1973, Berlin | Max Frisch à New York, 1975 ©Jürgen Becker, Max Frisch-Archiv

Intellectuel patriote à ses débuts, écrivain sensible aux évolutions de son époque, auteur balançant dans cette dualité entre l’individualiste et l’observation politique, citoyen engagé sur les sujets politiques de la Suisse, humain aux choix comparables à ses personnages, mais qui racontait tout « sauf sa vie véritable », Max Frisch reste une énigme à multiples facettes. « Celui qui se penche sur la vie de Frisch a surtout l’impression de ne jamais le connaître. Il découvre un être sans cesse en conflit avec lui-même » écrira Julian Schütt, après avoir consacré plus de quinze ans à une biographie du célèbre zurichois.