Portrait
17 janvier 2023

Créativité signée Cramer

par Eugénie Rousak


© Eugénie Rousak

Parfois en quête de formes angulaires, parfois attiré par les cercles sans fin, parfois dans une explosion de couleurs, parfois dans la régularité du bois naturel, parfois dans les influences du monde Antique et parfois dans la vision blockchain, ces attraits antagonistes sont les protagonistes de l’univers créatif de Philippe Cramer.

Installé dans le quartier des Bains à Genève, le studio et showroom de Philippe Cramer est représentatif de la créativité multifacette de son fondateur, à la fois artiste, designer et autoéditeur. Véritable laboratoire d’expérimentation, il fait se rencontrer les différents procédés de fabrication et les matériaux, comme le bois, le métal, la porcelaine ou encore le numérique. D’origine genevoise, c’est cet attachement à sa ville natale, qui a poussé l’artiste à fonder son studio Cramer + Cramer en 2001. Le format était d’abord familial puisque l’un des Cramer est celui de sa mère. Deux ans plus tard, la galerie s’établira à la rue de la Muse pour y rester. 

Mais avant de s’installer définitivement en Suisse, Philippe Cramer s’est confronté aux mouvements historiques européens durant ses études au sein du londonien Sotheby’s Institute of Art, puis aux tendances créatives américaines durant son Bachelor in Fine Arts de la Parson’s School of Design à New York et finalement aux influences artistiques du monde, tant durant ses expositions que lors de ses recherches personnelles. Cela dit, il met aujourd’hui un véritable point d’honneur à produire la majeure partie de ses pièces de façon locale, s’associant régulièrement avec une vingtaine d’artisans de la région genevoise.

Rencontre avec Philippe Cramer à la fameuse adresse de la rue de la Muse.

Philippe Cramer galerie rue de la Muse
Philippe Cramer dans sa galerie rue de la Muse ⏐ Photos ©Eugénie Rousak
NOW – Vous avez vécu à New York, Londres, Paris et Genève, comment la vision et la perception du design diffère ?

Philippe Cramer : Les écoles de pensée sont différentes entre les deux continents, voire même au sein de l’Europe. Finalement chaque pays a sa propre façon d’aborder et de concevoir le design. Par exemple, la France est très imprégnée des arts décoratifs, les italiens sont très proches des processus de fabrication avec à la fois des côtés mécaniques et intellectuels, alors que les hollandais et les flamands sont plus conceptuels, l’esthétique restant vraiment très secondaire. Et ces disparités sont passionnantes ! De l’autre côté de l’Atlantique, il y avait un vrai engouement pour le design dans les années 50 avec notamment George Nelson ou Charles Eames, qui s’est évaporé depuis. Cela dit, les choses reprennent ces dernières années. Plus globalement, nous retournons vers des petites structures avec une production artisanale, faite à la main, plutôt que de grosses productions, comme à l’époque de Philippe Starck par exemple.

Au gré de ces déménagements et différentes tendances, est-ce que votre travail a suivi des influences ?

Absolument, entre ces changements de pays et les étapes de vie, je suis en évolution perpétuelle. Je pense que les artistes sont comme des éponges de l’environnement qui les entoure. Nous avons des petites antennes qui réceptionnent les informations pour les ressortir d’une façon directe ou inconsciente. Ainsi, la création répond à l’évolution du monde, de la société et de la civilisation. J’éprouve ce besoin de constamment pouvoir enrichir mon vocabulaire, de comprendre comment les choses sont réalisées et de voir de nouvelles matières. C’est cette nature curieuse qui me pousse en permanence de passer du mobilier aux bijoux et de la porcelaine au NFT ! Je suis interloqué par les artistes qui font le même trait bleu durant toute leur carrière, mais je n’en fais définitivement pas partie. Mon travail est également influencé par les rencontres que je fais avec les artisans. Par exemple, j’ai décidé de faire des broderies au fil d’or en faisant la connaissance de cette maître d’art en France, spécialisée dans cette technique très pointue.

Philippe Cramer conception ordinateur
Photo ©Eugénie Rousak
A quelle étape de votre évolution artistique vous situez-vous en ce moment ?

Je suis dans une phase très intéressante, tournée à la fois vers l’ancien et le futur ! D’un côté, j’ai toujours été très proche de l’artisanat, du fait main, et des techniques traditionnelles de fabrication, qui malheureusement ont tendance à se perdre. Dans ce sens, je suis en train d’acheter dans les brocantes du mobilier ancien de l’Oberland bernois datant du 18 et 19 siècles pour le transformer. Cette recherche sera présentée dans ma prochaine exposition au mois de février à Gstaad. De l’autre côté et en parallèle, je prépare quelque chose de complètement tourné vers le futur. Durant l’Art Genève 2022, j’avais présenté une collection d’œuvres NFT, non-fungible token. Dans cette continuité, je viens de créer une galerie dans le métavers dans laquelle il est possible de se promener avec son avatar, voir certaines de mes créations qui n’existent pas sous forme physique et de les acquérir pour meubler et décorer son propre espace virtuel. C’est vraiment à l’opposé de mon travail précédent, mais je suis persuadé que le monde artistique va se tourner vers cette évolution digitale ! 

En parlant justement du digital. Vous avez décidé de donner à l’acquéreur le choix d’acheter l’œuvre NFT ou la de transformer en pièce physique, en détruisant la version virtuelle. Pourquoi ?

Je voulais offrir cette possibilité car je créais les œuvres digitales pour la première fois pour finalement les présenter à un public qui a l’habitude des œuvres physiques et tangibles. Mes acheteurs sont des collectionneurs de la région qui ont à peu près mon âge et qui ne connaissent pas forcément le monde des nouvelles technologies. Le Burn and Swap, en jargon, leur donnait justement cette possibilité de revenir gratuitement vers quelque chose de plus commun et habituel. Plus concrètement, les œuvres NFT représentent des amulettes apotropaïques noires sur des fonds colorés sous le format GIF, alors que leur contrepartie physique est une œuvre similaire de forme, mais en métal noirci battu. Il y a donc ce lien visuel entre l’image qui bouge et le petit tableau à accrocher au mur. Pour la petite anecdote, avant chacune des acquisitions j’expliquais cette possibilité de faire le Burn and Swap pour rassurer les acheteurs, mais étonnamment, jusqu’à présent, aucun des cinquante n’est revenu vers moi pour faire cet échange !

Et quel usage ils en font ?

Après l’acquisition, j’ai accompagné certains acquéreurs dans la création de leur propre wallet digital et ainsi pu leur transférer la pièce. D’autres préfèrent la garder dans mon master wallet en leur envoyant uniquement le GIF. Ensuite, il est possible de regarder les œuvres sur un écran de téléphone, les projeter sur un mur ou alors d’utiliser un cadre spécial ultra fin, qui permet de faire tourner en boucle sa collection des NFT.

Dans vos différentes interviews, vous vous positionnez comme un designer, plutôt qu’artiste, mettant en avant l’utilité de vos œuvres. Est-ce que depuis les NFT votre approche a changé ?

Je n’aime pas beaucoup la catégorisation, même si je comprends le besoin de l’être humain de classer les choses. Quand je me présente, je me définis comme designer et artiste car je veux contourner ce côté très sacralisé de l’art. J’aime l’idée de concevoir des pièces à la fois artistiques et utilitaires, qu’il est possible de toucher pour se les approprier. Je suis donc à cheval sur les deux ! Par exemple, ma dernière collection de bougeoirs pour Noël s’appelle « sculptures fonctionnelles », qui finalement illustre parfaitement cette dualité !

Oeuvres de Philippe Cramer
Oeuvres de Philippe Cramer: Sculptures fonctionnelles Dolmens Fur Tschaggatta et Palimpsest 1, Tabourets Olé, Lampes Randogne, Amulettes Apotropaic Amulets ⎸ Photos ©Eugénie Rousak
Il y a quelques années, vous avez défini votre style comme étant du « minimaliste sensuel ». Est-ce toujours le cas ?

Je pense, oui, même si je suis devenu un petit peu plus maximaliste maintenant. J’aime les matières qui donnent envie de les toucher et les formes douces, épurées et parfois géométriques. Finalement, mon inspiration vient de la beauté de la nature et du monde antique que j’affectionne particulièrement.

Pour la réalisation de vos idées, vous travaillez avec une vingtaine d’artisans, bijoutiers, ébénistes, etc. Comment se passe cette collaboration ?

Dans ma démarche créative, je commence souvent avec des dessins assez libres au crayon sur papier, puis je rajoute de la couleur. C’est finalement un procédé artistique très traditionnel. Petit à petit, l’œuvre prend forme, je la transpose alors sur un ordinateur avec un programme 3D. La pièce est ainsi définie avec les dimensions, calculées au millimètre, et les plans de fabrication. Donc, quand je fais appel à l’artisan, j’ai déjà une idée précise de l’objet car j’ai l’habitude de travailler avec eux. Cela dit, parfois ils me conseillent ou précisent les possibilités du matériel en question. Ensuite, la fabrication se base entièrement sur le talent de l’artisan et la maitrise absolue de ses outils. Ce sont des gens incroyables, qu’il faut absolument mettre en valeur ! D’ailleurs, je prépare actuellement ma participation à l’exposition Doppia Firma, organisée par la Fondation Michelangelo, dont le but est de justement donner une visibilité aux artisans d’exception en faisant une double signature de l’œuvre. C’est un véritable mariage entre un designer et un artisan !

Portrait Philippe Cramer Profil
Photo ©Eugénie Rousak
Quelles sont les trois œuvres ou collections qui ont jalonné votre parcours ?

Premièrement, les Randogne, ces lampes colorées en métal découpé et thermolaqué avec la particularité d’avoir une ampoule qui passe au travers du disque, qui donne cette illusion d’éclipse solaire. Elles ont beaucoup été reprises dans la presse. Étant donné que je fais de l’autoédition, j’ai besoin de pièces phares, qui permettent de financer mes futures expérimentations et les nouveaux prototypes qui peut-être ne verront jamais le jour. Ensuite, les tabourets Olé, qui sont directement liés à ma rencontre avec mon premier ébéniste. Les pièces en bois sculptés sont complexes à réaliser et demandent énormément de temps et de savoir-faire. Finalement, je parlerais d’une collection en cours de création pour Art Genève 2023, qui marque une nouvelle étape de ma carrière. Je travaille actuellement sur des sculptures de réalité mixte, autrement dit un rajout digital dans le monde physique réel. Plus concrètement, il s’agit d’un socle avec un QR code, qui permet d’afficher la sculpture à l’aide d’un téléphone. Et pour donner un petit scoop, l’acquéreur de l’œuvre digitale recevra également un fichier spécial pour imprimer la sculpture en 3D. Ainsi, s’il veut avoir la pièce physique, il pourra choisir ses taille et couleur, participant ainsi à la création de l’œuvre finale.