GourmandiseSwissness
13 décembre 2022

La raclette se fête !

par Eugénie Rousak


Fromage crépitant et pommes de terre en robe des champs, la recette la plus conviviale pour un repas en famille ou entre amis…

Fromage à la pâte mi-dure crépitant, pommes de terre en robe des champs à la cuisson vapeur, les cornichons croquants ou oignons blancs pour apporter cette touche délicate d’acidité, telle est la recette classique d’un bon repas en famille ou entre amis après une journée à dévaler les pistes ! Certains y rajoutent de la charcuterie, des échalotes ou du paprika voire même des légumes, fruits ou saumon fumé pour les plus sophistiqués. Aujourd’hui près de 15 000 tonnes de fromage à raclette sont produites en Suisse annuellement, mais comment ces meules d’une trentaine de centimètres de diamètre sont devenues les stars des spécialités culinaires helvétiques ? C’est l’histoire du fromage rôti.

©Raclette du Valais AOP

Pour retrouver l’origine de la raclette il faut remonter au temps où le patois des villages resonnait entre les sommets valaisans enneigés. Selon la légende, un certain Léon, viticulteur du Valais, s’apprêtait à manger son déjeuner aussi nourrissant que monotone : pain et fromage, comme d’habitude. Mais il faisait froid, si froid qu’un repas chaud aurait été plus adapté et apprécié. Le viticulteur décide alors de mettre son bout de fromage sur le feu de bois pour le réchauffer.  Si nous parlons de la raclette aujourd’hui c’est que la dégustation était très réussie, mais n’allons pas trop vite même le terme de « raclette » n’existait pas encore à ce moment !

Au nom du fromage rôti

Si l’invention du fromage rôti est attribuée aujourd’hui aux bergers suisses du Moyen Âge, il faut attendre 1574 pour avoir la preuve écrite de son existence. Grâce à la plume du médecin et pharmacien sédunois, Gaspard Ambuel, dit Collinus, les historiens ont pu découvrir comment les ancêtres valaisans rôtissaient leur fromage devant le feu. Paradoxalement, le docteur accentue son attention sur les piètres qualités nutritives de cet aliment ! Une première apparition dans un document et déjà une critique, le début n’est certes pas flatteur ! C’est peut-être pour ça que la recette est restée confinée dans les vallées encore quelques années durant ? Enfin, on ne va pas en faire tout un fromage !

Ce n’est qu’au XXème siècle, que le plat des bergers va descendre de ses pâturages s’invitant directement à l’Exposition Cantonale Valaisanne de 1909. L’événement débute par une chanson du poète Oscar Perrollaz, « La Râclette ». Parlons justement du nom. S’appelant d’abord fromage rôti, puis râcla, racler en patois valaisan, le nom de « râclette » est donc une invention qui fait référence au geste de retirer la couche du fromage fondu de la meule chauffée au feu de bois. Ce fleuron culinaire du Valais rentrera donc dans l’histoire sous le nom de raclette. D’ailleurs, il faut employer le masculin pour parler du fromage à la pâte mi-dure !

Spécialité helvétique

Bien entendu l’ascension de la raclette ne va pas s’arrêter aux frontières géographiques du Valais. Durant l’Exposition Nationale de Lausanne en 1964, les Suisses et les représentants des pays voisins vont découvrir ce savoir-faire des fromagers des monts et goûter la recette traditionnelle aux subtilités gustatives émanant des pâturages. Expérience très réussie avec près de 300 000 portions servies. La raclette se hisse définitivement parmi les spécialités culinaires phares, embaumant du monde de son doux parfum valaisan. Si elle gagne en popularité, sa consommation reste très restreinte, limitée à des restaurants ou à des événements spécifiques. Alors que les sports d’hiver sont en pleine expansion, l’intérêt grandit, mais le développement n’est pas exponentiel. Et, oui, à ce moment, elle se mange uniquement en demi-meule ! La solution viendra en 1978. Tefal, spécialiste de l’électroménager, a mis en place sa nouvelle invention : le premier appareil de raclette grill pour 6 personnes. Cette idée ingénieuse permet ainsi au plat fromager de s’inviter directement dans les foyers.  Les deux sont gagnants, l’entreprise réalise des ventes exceptionnelles, alors que la raclette s’ouvre à la consommation en poêlons ! Depuis, différents modèles sont apparus sur le marché, entre les variantes pour deux, les individuels à la bougie, pour les quarts de meules ou avec la pierre naturelle, le choix est aussi large que les différents types de fromage. Et en parlant justement du fromage. 

©Raclette du Valais AOP, Set à raclette à la bougie Nature et Découvertes

Querelle fromagère

Si le débat éternel entre raclette ou fondue est entré dans les mœurs avant le repas, c’est la question du choix du fromage qui a fait bouillir les caquelons dans les années 2000. Enfin, pas vraiment du fromage, mais de son appellation, explications ! Pour comprendre les enjeux, il faut s’intéresser aux ingrédients d’un raclette (le fromage, tout à fait !) : le lait, les ferments lactiques et la présure. Selon la méthode traditionnelle suisse, le lait est chauffé, puis mélangé aux ferments lactiques et ensuite la présure pour le faire cailler. Une fois la pâte prête, elle est séparée du petit-lait et finalement mise dans les moules de conservation. Mais quel lait utiliser ? Si dans les montagnes valaisannes enneigées, seul le lait cru a la cote, la production dans les autres régions de Suisse et France est faite avec du lait pasteurisé. L’avantage de ce dernier est une régularité et une constance du goût, alors que les subtilités gustatives du fromage au lait cru sont fortement liées à l’alimentation des vaches dans les pâturages en été ou le foin en hiver. L’absence de stérilisation nécessite un lait de qualité supérieure et une meilleure surveillance des animaux pour éviter la contamination aux mauvaises bactéries. Pour valoriser les traditions des paysans attachés à leur terroir et ce savoir-faire artisanal fromager, une vingtaine de laiteries valaisannes se sont regroupées sous le label Valdor, qui notamment gère la commercialisation de leurs meules après 3-4 mois d’affinage à Sierre. 

©Valdor

Alors qu’en 1997 une nouvelle ordonnance fédérale sur les AOC est émise, la Fédération laitière valaisanne et l’État du Valais en profitent pour enregistrer auprès de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) deux appellations : « Raclette du Valais AOC » et « Raclette AOC ». Derrière ces deux noms se dévoile toute une méthode de production précise avec notamment l’utilisation de cuves en cuivre de moins de 5000 litres et bien entendu du lait entier et cru. Le lait de la discorde, qui l’eut cru ?

Et Berne accepte la demande d’enregistrement des deux noms. Aucune intrigue, cette décision fait souffler un foehn de mécontentement des autres producteurs, distributeurs et cantons ! En effet, même si la raclette prend son origine sur les sommets au-dessus de Sion, aujourd’hui le Valais ne produit que 2 000 tonnes de fromage à rôtir par année sur près de 15 000 tonnes au total. Deux autres tonnes sont importées principalement de France, alors que le reste est réalisé dans les autres régions suisses. Pour elles, perdre le droit d’utiliser le mot « raclette » signifierait devoir choisir une autre appellation, comme « fromage à rôtir » par exemple, bien moins associé à l’ambiance d’une soirée hivernale en famille au coin de la cheminée. Malgré cette tension, l’OFAG rejette une cinquantaine d’oppositions et publie sa décision formelle en 2003. Mais l’affaire n’est pas pour autant gagnée pour le Valais. En oui, des recours sont immédiatement déposés auprès du Département de l’économie publique (Reko), qui après une analyse du dossier, donne raison aux opposants ! Et oui, la raclette est un mets, un plat national, mais pas un fromage, chacun peut donc l’utiliser librement. Malgré des recours déposés par la suite par le Valais cette fois-ci, le Tribunal valide cette décision. Seule l’appellation « Raclette du Valais AOC » est aujourd’hui protégée. 

L’affaire est tranchée ! Cette décision permet notamment à l’association Raclette Suisse, créée en 1965 de poursuivre dans ses activités de promotion de la raclette. Si ce nom n’évoque pas directement un branding, les marques membres, comme Emmi ou Cremo clairement si. Produisant du fromage au lait pasteurisé pré-coupé et préemballé, ensemble elles représentent 85% du marché helvétique ! Et Raclette Suisse ne compte pas s’arrêter sur ses acquis, puisqu’elle a multiplié par 1.5 la production en 10 ans, faisant plus que doubler les exportations à l’international ! Après la révolution des meules rondes au milieu du XXe siècle, c’est une véritable invasion des meules carrées !

Bref, la raclette est passée d’un plat de paysans valaisans au symbole des traditions culinaires suisses. Elle a d’ailleurs sa journée mondiale le 13 décembre, même si nous savons tous que sa journée c’est tout l’hiver, voire même toute l’année ! Bon appétit !

Blonde râclette
En gouttelettes
Sur nos assiettes
Solide atour ;
Mets vénérable, 
Au nom aimable, 
Toute la table 
Attend son tour

Chanson « La Râclette » de Marguerite et Oscar Perrollaz