ArtSwissness
30 novembre 2021

Albertine dessine et nous émerveille.

par Eugénie Rousak


©Eugénie Rousak / NOW Village

Un monde fantaisiste se dévoile au fil des planches et des plâtres, sa nouvelle passion. Ses personnages, en noir et blanc ou joyeusement colorés, guident le regard dans les jeux artistiques aux détails aventureux de cet univers poétique d’étonnement perpétuel.

Illustratrice genevoise, Albertine peaufine depuis toujours son trait caractéristique. D’abord à travers ses dessins pour l’École des Arts décoratifs de Genève, puis très rapidement pour L’Hebdo, Femina, Bilan et d’autres piliers de la presse et sur les pages de livres pour enfants, notamment en duo artistique avec son mari Germano Zullo, auteur et écrivain. D’ailleurs, l’année dernière, ce travail a été marqué par le Prix Hans Christian Andersen, considéré comme un prix Nobel de littérature jeunesse. Mais qui se cache derrière ces visages si expressifs ? Rencontre avec l’artiste dans son atelier à Dardagny.

NOW – Vous êtes née à une centaine de mètres de la maison où vous habitez et travaillez aujourd’hui. Pourquoi cet attachement à Dardagny, commune de la campagne genevoise ?  
Albertine : Mon père est né dans cette maison, j’aime l’histoire de ces murs. Et toute ma famille habite également ici, ma tante libraire, ma maman céramiste, mes cousins. Ma grand-mère, avec qui j’ai passé un temps fou, a également vécu ici. Puis, j’aime le silence, la tranquillité et j’ai la possibilité de travailler chez moi, sans devoir me déplacer dans un local.

NOW – Plus largement, quels sont les endroits genevois phares de votre parcours artistique ?
Petite fille c’étaient surtout les salles de cinéma comme le Plaza, le Broadway le Hollywood, ou encore L’Alhambra, que j’ai beaucoup visitées avec mon père, assistant-réalisateur pour des émissions télévisuelles. Ensuite, sont venus L’Usine, le Rhino, L’Ilot 13 pour écouter des concerts et la rue Necker où j’étudiais à l’École des Arts Décoratifs. Finalement, je mentionnerais Carouge, qui est un lieu qui m’a fait confiance très tôt à travers différentes collaborations et expositions. J’ai fait des rencontres formidables avec les galeristes, dont Maya Guidi du lieu éponyme ou encore Véronique Philippe-Gache de la Ligne Treize. Et puis, j’achète mes chaussures et quelques fringues à Carouge ! La cité Sarde a pour moi un autre esprit, elle est très proche de Genève, mais a sa propre atmosphère, un peu comme le Marais à Paris à une certaine époque.

NOW – Pour revenir à votre parcours, vous avez toujours dessiné, mais est-ce qu’il y a eu un moment concret où vous vous êtes dit « Ça y est, maintenant je suis artiste » ?
Je dirai à partir des premières commandes et dessins pour la presse. J’ai rapidement accepté des demandes très diverses et variées, qui m’ont donné cette énergie et détermination. Cela dit, je n’ai jamais craint d’être artiste ou de me dire à moi-même que j’allais devenir illustratrice et faire quelque chose de mes mains, surement parce que j’avais cette conviction inconsciente… peut-être même insouciante. Finalement, cette énergie créative me portait plus que la peur de ne pas gagner ma vie ou l’inquiétude pour le futur ! Aujourd’hui, je me sens très privilégié d’avoir cette liberté, j’ai envie de m’amuser, d’avoir des journées les plus complètes et enthousiastes possibles, de vraiment de vivre la vie car le temps passe trop vite. Mais j’ai encore cette confiance de la petite fille que j’étais, cet enthousiasme un peu naïf peut-être, mais également cet engagement profond pour le travail qui me fait avancer. 

©Eugénie Rousak / NOW Village

NOW – Est-ce qu’il est possible de devenir artiste ou c’est une notion innée qui finit juste par se concrétiser au fil du temps ?
Je ne me suis pas posé cette question-là à moi-même, mais par rapport à Germano, qui écrivait depuis qu’il était tout petit, mais qui n’arrivait pas à se définir, ou en tout cas à se reconnaître, comme écrivain. Un jour, je lui ai dit : « Tu es écrivain, assume-le, vis-le comme tel ». Être artiste englobe beaucoup de choses, mais se le dire signifie de l’accepter, de le défendre et de le vivre pleinement. Autrement dit d’en faire sa religion.

NOW – Pour un artiste, le style est une marque de fabrique qui permet l’identification. Comment avez-vous développé le vôtre ?
A un moment donné j’ai trouvé ce qui pourrait s’apparenter à un style, en tout cas à une façon de dessiner, et la pratique au quotidien par la suite m’a permis d’accentuer cette patte-là. Avec le temps, je suis devenue reconnaissable pour ce type de trait, ce qui donne une grande force et ancre des racines. Comme je n’ai jamais interrompu mon travail, j’ai évolué dans cet identifiable, même si mon travail se transforme. Par exemple, avant mes personnages n’avaient pas d’œil ou de nez, alors que maintenant ils ont des visages avec des expressions différentes, des corps, des pieds. Le travail d’un artiste n’est jamais déconnecté de lui, nous dessinons les modèles qui nous ressemblent. Donc mon style évolue, se modifie au fil de mon existence et des éléments marquants de ma vie, comme des émotions fortes, des colères, des joies, des peines, des moments de doute.

NOW – Comment votre processus de création se passe-il ?
Je débute avec un thème, en lien avec quelque que j’ai entendu ou vu. Je regarde beaucoup de choses sur internet, j’observe les dessins des autres, j’analyse les œuvres aussi bien contemporaines que des arts plus anciens, j’écoute beaucoup la radio notamment les émissions sur les écrivains et artistes qui ont eu des vies extraordinaires. Je me nourris de la parole des gens ! Ensuite, à partir de mon sujet initial, je commence à réaliser une série avec des travaux qui vont être liés par leur point de départ. Je visualise plus ou moins le résultat final, mais au fil de la création les choses se transforment, je joue avec les couleurs et la composition. Quand je dessine, j’ai une partie très consciente, mais également une partie que je ne contrôle pas vraiment, une part de mystère, qui me fait y retourner !

©Eugénie Rousak / NOW Village

NOW – Est-ce que votre approche change en fonction du support que vous utilisez ?
Je ne pense pas, mais j’essaye d’apprivoiser un matériel. Parfois, je me plante jusqu’au moment où je réussis à trouver une astuce et m’emparer de la technique. J’aime bien bifurquer pour ne pas m’arrêter sur les acquis, tenter perpétuellement des choses nouvelles. Changer de crayon ou d’outils permet aussi de me tromper et de faire des expériences qui amènent à des découvertes. En ce moment, je travaille sur les plâtres, en composant des fausses natures mortes avec des drôles d’objets de tout genre. Il y a des formes un peu lubriques, mais je ne connais pas encore le résultat final !

NOW – Vous avez déjà mentionné votre mari, l’auteur Germano Zullo, avec qui vous travaillez régulièrement en duo. Comment se passe le quotidien de deux artistes qui travaillent dans la même maison ?
Nous avons deux espaces de travail bien séparés, Germano occupe le premier étage, alors que j’ai installé mon atelier au rez-de-chaussée. Durant la journée, nous ne nous voyons pas. Il se concentre, lit à haute voix, fait un travail de tous les instants extrêmement cérébral et vit dans sa tête. Moi, je vis dans mon monde. Quand nous travaillons sur un projet commun nous nous appelons, autrement nous nous retrouvons autour de la table à manger comme des amoureux.

NOW – Justement, comment avez-vous débuté votre collaboration sur les livres pour enfants ?
Quand nous nous sommes rencontrés Germano et moi, j’avais déjà envie de créer des petits livres avec quelques phrases pour ensuite les imprimer en sérigraphie. Donc au début, je lui demandais de me trouver un titre sur la couverture pour ces ouvrages de microédition. Puis un jour, nous avons vu un concours pour créer un livre de jeunesse, nous avons donc inventé notre première histoire ensemble et envoyé quelques planches. Nous n’avons pas gagné, mais dans le groupe de jury siégeait Francine Bouchet, fondatrice de la maison d’édition, La Joie de lire. Elle nous a contactés par la suite et nous avons débuté notre collaboration. Ainsi, avec Germano, nous avons continué à créer ensemble des histoires, en apprenant, de livre en livre, comment un illustrateur et un auteur travaillent ensemble pour lier le texte et l’image.

©Eugénie Rousak / NOW Village

NOW – Est-ce que vous avez un projet en cours ?
Oui, nous travaillons sur un livre qui s’appelle Le livre bleu, que je vais terminer en novembre. Sinon, nous venons de sortir Depuis que les monstres il y a quelques jours.

NOW – Votre travail est présenté au Musée de Carouge jusqu’au 19 décembre. Vous aviez carte blanche pour cette exposition, quelle est la ligne directrice de Apparition ?
A cette occasion, j’ai voulu travailler sur le thème de la contemplation des êtres qui recherchent une forme de solitude dans des espaces de nature, comme des lacs, des jardins, des parcs, des forets. Surement parce que moi aussi, j’aime ce silence-là. Je refuse un peu ce monde qui nous éloigne, qui nous morcelle par la rapidité et la multitude de tâches que nous devons accomplir dans une journée. J’ai envie d’être plus consciente de l’existence et d’avoir des moments pour réfléchir et se laisser vivre. Après ce début mélancolique, j’ai fait apparaître une forme jaune, qui a donné le nom à l’exposition. Pour moi, elle représente une porte vers quelque chose d’optimiste, vers une quête supérieure, peut-être aussi cette envie de ne plus craindre la mort. J’ai composé ce projet avec beaucoup de vérité et sincérité, j’ai essayé d’amener les visiteurs vers un émerveillement de la couleur, vers une réflexion et des sensations belles et profondes, mais maintenant cette exposition ne m’appartient plus, elle est à ceux qui la regardent.

Informations pratiques :

Apparition d’Albertine : du 16 septembre au 19 décembre 2021
Musée de Carouge.
Place de Sardaigne 2, 1227 Carouge

https://www.albertine.ch

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