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02 juillet 2024

Jean-Jacques Rousseau, un penseur révolté

par Eugénie Rousak


Bien que souvent associé aux Lumières, l’œuvre de Rousseau est bien plus complexe et nuancée. Marqué par la pauvreté, la reconnaissance, la religion, et les liaisons tumultueuses, Rousseau a critiqué une société en mutation. Son besoin constant de se justifier et son bannissement par ses pairs ont façonné sa pensée errante. Malgré ces défis, il a laissé de nombreuses traces indélébiles.

La première trace qu’il a choisie de laisser est celle des “Confessions”, premier roman autobiographique où le narrateur adulte rencontre le héros principal à différents âges de sa vie. En partageant ouvertement et dans les moindres détails des souvenirs joyeux et des aspects plus controversés de son existence, Rousseau cherchait également à se justifier. Il souhaitait ainsi surmonter le sentiment d’incompréhension qui l’avait accompagné toute sa vie. Mais commençons par le début, dans la Genève d’autrefois.

Grand-Rue 40, cité de Calvin

Le jeune Jean-Jacques nait en 28 juin 1712 dans une famille protestante de citoyens genevois. Son père, Isaac Rousseau, est horloger Sa mère, Suzanne Bernard, vient d’une famille d’horloger. Jusqu’ici, rien d’étonnant pour une Genève du XVIIIe siècle. Quelques jours après sa naissance, Jean-Jacques devient orphelin de mère et, à l’âge de 10 ans perd également son père. À la suite d’une querelle, ce dernier est contraint de fuir Genève. Le jeune homme débute alors seul sa vie d’instabilité et d’isolation, d’abord dans une pension à Bossey, puis en apprentissage chez un graveur à Genève. A son tour, il va quitter sa ville natale en 1782 pour se lancer dans une vie de voyage.

Jean-Jacques Rousseau faisant la lecture à son père, dessin de Maurice Leloir, 1889.

Son premier arrêt est la Savoie. Si géographiquement, il n’est pas si loin de Genève, tout est différent. Influencé par Françoise-Louise de Warens, sa maitresse de l’époque, il se convertit au catholicisme. Installé dans le paisible village de Charmettes, il se consacre à une formation intellectuelle, lisant les écrits chrétiens et philosophiques de l’époque. Si son père lui a enseigné quelques principes de musique, Jean-Jacques est autodidacte et avide de connaissances dans différents domaines. C’est à ce moment là qu’il constitue notamment son « magasin d’idées ». Le concept ? Qu’elles soient justes ou fausses, il faut accumuler le maximum d’idées et une fois que la tête est assez remplie d’informations, il est possible de bâtir sa propre opinion sur le monde. Mais ce premier chapitre de sa vie s’arrêtera avec l’arrivée du nouvel amant de Madame de Warens. Contraint de quitter ce havre de paix en 1742, Jean-Jacques Rousseau restera toute sa vie très nostalgique de ce séjour de bonheur en pleine nature avec cette femme qu’il prénommait ambigument « maman ». Mais Paris l’attend, et quel choc culturel !

« Je coûtais la vie à ma mère, ma naissance fut le premier de mes malheurs. »

Confessions

Paris est une fête dans une société devenue immorale

Paris. L’opulence de l’Ancien Régime, les soirées mondaines et le désir de briller, caractérisaient cette époque. . Bref, tout est en contradiction avec la sobriété de Genève et la nature omniprésente des Charmettes. Mais, Rousseau a une idée précise en tête : conquérir la capitale pour se faire un nom en tant que maître de musique. Il présente alors son propre système de notation musicale… mais ne rencontre pas le succès espéré. C’est un échec. Le premier. Le second suivra en 1745, quand son opéra-ballet « Les Muses galantes » attisera la forte critique de Jean-Philippe Rameau. Cette situation, renforcée par d’autres polémiques et événements successifs, débouchera d’ailleurs vers ce qu’on appelle la « querelle des Bouffons », mais c’est une autre histoire. Cela dit, tout n’est pas négatif dans la vie de Rousseau. L’année 1745 marquera également sa mise en ménage avec Thérèse Levasseur, une modeste servante, presque illettrée, qui néanmoins l’accompagnera toute la vie, en le suivant dans ses exils. Ils auront d’ailleurs cinq enfants ensemble. Des Confessions, le public saura que tous ont été confiés à l’hospice des Enfants-trouvés. Même si c’était une pratique assez courante pour l’époque, Rousseau sera fortement critiqué.

« Quoique timide naturellement, j’ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j’ai vu le monde, moins j’ai pu me faire à son ton. »

Confessions
Première rencontre avec Madame de Warens par Steuben (1830) à Annecy.
Première page du manuscrit dit « de Paris » des Confessions, offert à la Convention nationale en 1794, par la veuve de Rousseau, Thérèse Levasseur.

E, comme Encyclopédie

C’est également à Paris, que Jean-Jacques Rousseau fait la connaissance d’intellectuels. Leurs positions philosophiques, approches de la société et foi religieuse (et oui, la majeure partie sont athées ou indécis), confrontent ses propres idées. S’il ressent un besoin de s’exprimer, il a du mal à rentrer dans ces cercles, restant étranger à ses contemporains. Progressivement, il se lie d’amitié avec Denis Diderot, fasciné par l’intelligence de celui-ci. Les deux hommes partagent la même passion pour les notes et pour les échecs.

Diderot jouera un rôle clé dans la suite de cette histoire. Il commence par demander à Rousseau de rédiger près de 200 articles sur la musique dans l’Encyclopédie, puis le pousse à participer au concours de l’Académie de Dijon. Le sujet? « Le rétablissement des Sciences et des Arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les mœurs ? ». Le « magasin d’idées » étant assez rempli, l’année 1750 marque ainsi le point de départ de Rousseau, en tant que philosophe.

En allant en opposition avec la pensée des Lumières, il accuse le progrès : le développement des sciences et des arts corrompt les mœurs et conduit à une dégradation morale et politique de la société. Pour lui, l’homme naît bon et heureux, mais est progressivement putréfié pas le progrès. Cette position tranchée, qui statue sa position philosophique et littéraire est célébrée par le premier prix, propulsant le genevois dans les cercles d’intellectuels ! C’est la gloire. Un deuxième discours également à contre-courant avec les opinions de ses pairs suivra cinq ans plus tard. Cette fois-ci, le philosophe abordera les fondements de l’inégalité, avec notamment la thématique de la domination de l’humain sur l’humain. Selon lui, l’être humain est bon à l’état de nature et c’est l’organisation de la société qui le pousse à se comparer aux autres, développant ainsi la honte et l’avidité. Ces sentiments acquis sont ensuite sources de conflits car les richesses, et notamment les terres, ne sont pas partagées équitablement. Finalement, les écrits de celui qui avait initialement tout misé sur la musique fleurissent. Mais même s’il est reconnu et admiré, il reste seul.

« C’est à la campagne qu’on apprend à aimer et à servir l’humanité: on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes. »

Confessions
Portrait par Allan Ramsay de Rousseau à Londres en 1766

Entre philosophie et littérature

Finalement lassé de Paris, il s’installe à Montmorency. Dans ce nouveau cadre et solitude, il écrit. Beaucoup. Les années 1757-1762 sont surement sa période la plus féconde avec notamment la publication de Lettre à d’Alembert sur les spectacles, La nouvelle Héloïse, Émile ou De l’éducation ou encore Du contrat social. Une vie paisible est à l’horizon ? Pas vraiment, le Parlement de Paris condamne ses derniers ouvrages, le poussant dans une nouvelle errance. Paradoxal, sachant que le Contrat social va inspirer la Déclaration des Droits de l’Homme, non ? Et Rousseau rejoint la Suisse, pour ensuite partir en Angleterre avant de revenir en France en 1767 sous un nom d’emprunt. C’est également à ce moment qu’il débute ses Confessions, peut-être pour faire le bilan, peut-être pour se justifier, peut-être pour répondre aux accusations de Voltaire, peut-être un peu de tout ? Il finira sa vie en Picardie en 1778. Quelques années plus tard, sa dépouille sera transférée au Panthéon en tant que héros de la Nation.

Aux Grands Hommes la Patrie reconnaissante, Bibliothèque nationale de France, 1794-1799 | Apothéose de J.-J. Rousseau, sa translation au Panthéon. Eau forte d’Abraham Girardet (1798).

Qualifié de “Newton du monde moral” par Kant et admiré par les révolutionnaires pour ses pensées philosophiques, Rousseau a également laissé un héritage littéraire, que cela soit les prémisses du romantisme ou l’introspection posée sur papier. Sa présence imprègne également sa ville natale, que ce soit par sa statue sur l’île éponyme, le collège situé avenue du Bouchet, ou la Maison Rousseau et Littérature (MRL) au 40 Grand-Rue. Même si le musée est installé dans sa maison natale, aucun objet de son époque n’y est mis en avant. Non, l’objectif est de faire vivre les idées et la pensée philosophique de cet “influenceur du XVIIIe siècle”, comme l’a nommé Donatella Bernardi, directrice du musée dans un article de la Tribune.